Les troubles du comportement alimentaire sont désormais mieux connus et mieux pris en charge. Mais il reste encore beaucoup à faire pour soulager la souffrance des malades et de leur famille.

Jennifer a commencé à l’âge de 13 ans une « anorexie restrictive ». Elle disait à ses parents qu’elle faisait un régime. Eux considéraient que c’était un « caprice ». Puis elle s’est mise à alterner restrictions alimentaires et crises de boulimie. À chaque bouffée d’angoisse, elle avalait tout ce qu’elle avait à portée de main.

« Au pire de la maladie, j’avais sept ou huit crises de boulimie par jour,  dit-elle. Je passais des heures aux toilettes pour me faire vomir. »  « Au début, précise-t-elle, j’arrivais à berner tout le monde, mes parents comme les médecins, en leur disant que j’allais bien. Pour oublier la faim, je trouvais des activités, je me réfugiais dans les cours ; j’ai même eu mon bac à 17 ans avec mention. »

L’année suivante, Jennifer décide de se faire soigner : elle est hospitalisée à Nantes, puis suivie en ambulatoire à Brest. Elle mettra ensuite quatre ans à calmer ses bouffées d’angoisse, à remanger normalement, avant de se sentir à 22 ans « guérie ». « Mais ça a été une longue bataille »,  avoue-t-elle.

L’anorexie mentale n’est pas, en effet, un simple régime qu’on s’impose comme un « caprice » pour ressembler aux mannequins à paillettes. Pas plus que la boulimie n’est un excès de gourmandise, qu’on refrène avec un peu de volonté.

Ce sont des pathologies psychiatriques graves, inquiétantes, qui peuvent se chroniciser. Pourtant, précocement et bien prises en charge, elles sont le plus souvent guérissables

Si ces troubles demeurent complexes, on a avancé ces dernières années dans leur compréhension. Les spécialistes s’accordent désormais sur leurs origines « multifactorielles ». Ils puiseraient leurs racines dans une « insécurité de base », un terrain anxieux, voire dépressif, qui peut parfois se transmettre d’une génération à l’autre, les facteurs génétiques continuant à être explorés. Ils se déclenchent souvent à l’adolescence, au moment où le corps se transforme, à la faveur d’un événement traumatique qui peut en réactiver un autre (un décès, un divorce, un abus sexuel), mais peuvent aussi démarrer plus tard – après une grossesse, par exemple.

« Il est également important d’intégrer ces troubles dans les “addictions sans drogue” »,  estime le professeur Vincent Dodin, psychiatre, chef d’un service spécialisé du groupe hospitalier de l’Institut catholique de Lille, et auteur de Comprendre l’anorexie.  « La boulimie est une façon de combler la peur du vide. Les anorexiques déplacent cette angoisse sur leur silhouette et leur hyperactivité. Ce sont donc des “procédés autocalmants” comparables aux autres addictions  (tabac, alcool, cannabis, jeux vidéo, sites de rencontre…), certains jeunes en cumulant plusieurs ou passant de l’une à l’autre. »

Les pistes neurobiologiques sont elles aussi explorées. « Les régimes drastiques modifient les apports en sérotonine, qui pourraient réactiver la fragilité, explique-t-il. Le jeûne prolongé a également un effet euphorisant, donne l’impression d’être plus performant intellectuellement et physiquement, entretient le symptôme addictif qui devient autonome. Le malade s’enferme dans ce processus et en perd le contrôle. » D’où la nécessité de réagir le plus rapidement possible pour l’enrayer.

Les modes de prise en charge ont changé. « On était traditionnellement sur des positions “pseudo-carcérales” avec les anorexiques, souligne le professeur Dodin : on les soignait dans un environnement hospitalier coupé de la famille, mais aussi de toute stimulation ou plaisir.

Aujourd’hui, face à ces patients qui se maltraitent, l’idée est de leur apprendre à être bienveillants avec leur corps, à travers différents soins (massages, balnéothérapie, musique…). » Et on agit sur tous les fronts, pour être plus efficace : rééquilibrage nutritionnel, psychothérapie individuelle, en groupe, familiale, d’inspiration psychanalytique, cognitive et comportementale. Les temps d’hospitalisation sont plus courts, le suivi ambulatoire privilégié, les parents mieux associés, moins culpabilisés. Les soignants travaillent en « réseaux », échangent leurs savoirs, leurs expériences et leurs pratiques.

« Ce principe de “coopération” entre les différents acteurs qui entourent les jeunes malades constitue une avancée considérable », souligne Geneviève Noël, responsable de la section santé des jeunes à la Fondation de France, qui a contribué dès le départ à enclencher ce mouvement.

La création de l’AFDAS-TCA, en 2005, qui recense et diffuse les coordonnées des associations et des centres spécialisés sur toute la France, permet d’orienter les adolescents vers des structures de soin compétentes. « En quelques années, on a vu vraiment la différence », souligne Christine Chiquet, qui avait elle-même fondé la FNA-TCA (Fédération nationale d’associations des TCA).

Mais le chantier ouvert par ces pionniers est énorme. En matière de prévention d’abord. Si ces maladies sont désormais mieux connues, l’absence de formation de certains médecins et les phénomènes de déni retardent encore trop les prises en charge. « On reçoit des appels des parents qui s’alarment parce que leur fille a perdu 2 kg en faisant un régime, observe Christine Chiquet. Mais d’autres, focalisés par le bac ou un championnat de tennis, réagissent trop tard ; et on voit encore des médecins se laisser embobiner par une gamine qui a perdu 20 kg, mais leur assure que tout va bien. »

La qualité de prise en charge est par ailleurs très variable sur le territoire. Les centres spécialisés ne sont pas assez développés, leurs services débordés et les délais d’attente trop longs. Il existe encore des départements où on manque de structures de soin adaptées. Et des parents racontent encore aujourd’hui leur « parcours de galère » pour arriver à soigner leur enfant.

En attendant, les associations se démènent, des lignes téléphoniques ont été mises en place, et les groupes de parole se sont multipliés. « Ils permettent aux familles de sortir de leur solitude, de livrer leur souffrance, voire leur colère, d’échanger sur ce qu’elles vivent », souligne Bernard Cochy, président de l’association Anorexie Boulimie de Loire-Atlantique. Pris dans l’injonction paradoxale de continuer à mener une vie « normale », alors que la maladie envahit souvent tout l’espace, les parents ne savent pas comment se comporter.

Faut-il supplier une anorexique pour qu’elle avale trois haricots verts ? Fermer les placards de provisions à clé pour empêcher une crise de boulimie ? « Il faut réapprendre à être naturel, savoir quelle distance garder : quand l’enfant n’est pas bien, on a tendance à le cocooner, alors qu’il a besoin d’espace. Dans les phases dépressives, il faut aussi apprendre à gérer l’urgence, ce qui est très dur, souligne-t-il, car il n’est pas toujours possible d’avoir une réponse immédiate. »

Ces maladies souvent longues restent encore un « enfer » pour les familles, observe également Christine Chiquet. « Elles souffrent de voir leur enfant s’abîmer, souffrent aussi de l’incompréhension de leur entourage. Elles se mettent à tourner en rond, autour de la nourriture (“mange”, “mange un peu” ou “arrête de manger”), guettent la moindre bouchée, le symptôme prenant toute sa place.

Il ne laisse plus de place non plus aux problèmes “normaux” des frères et sœurs ; et la prise en compte de leur souffrance est encore balbutiante. » Il reste donc encore beaucoup à faire. « Mais on avance », souligne Geneviève Noël, à la Fondation de France, qui entend continuer à mobiliser tous les acteurs au service de cette cause.

La-croix.com

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