Une conduite honteuse du Comité International de la Croix-Rouge ? 1945
Un témoignage et l’histoire.

Il y a quelque temps, invité par une importante association juive de France, j’exposais certains des moments forts d’un de mes récents livres. La conférence terminée, une femme, marquée par l’âge et l’épreuve, intervint sur un sujet que je n’avais pas évoqué, la conduite inacceptable du Comité International de la Croix-rouge (CICR).
Cette personne a survécu aux pires tourments dans le sinistre camp de Mauthausen-Gusen. Les nazis y ont acculé à la mort des milliers d’internés en les forçant, entre-autre, à porter des charges trop lourdes dans des carrières de pierres dangereuses. Cette dame témoigne : « Vous les Suisses, vous avez eu une conduite indigne dont vous devez rendre compte. Au cours des longs mois que j’ai passés dans l’antichambre de la mort, pas une seule fois je n’ai vu l’ombre d’un représentant de la Croix-Rouge. Aucun secours alors que nous étions dans le dénuement le plus total, aucun soutien à notre détresse sans fond. Vous nous avez complètement abandonnés ».

Elle poursuit : « Quelques jours avant la libération de notre camp par les troupes américaines, alors que les malades et les morts ne se comptaient plus, vous êtes enfin arrivés avec quelques camions, qui ont reculé dans la cour, et du haut de leurs ridelles, vous nous avez lancé des colis comme on jette un os à un chien. Arrogants, vous n’êtes même pas descendus du véhicule. Pas une poignée de main, pas un mot de réconfort, vous êtes repartis sous l’œil goguenard des gardiens SS de service qui se demandaient s’ils n’allaient pas confisquer à leur profit cette manne providentielle.
La soirée et une bonne partie de la nuit suivante, ce fut pire. Nous vous avons vu de loin festoyer dans les bureaux du camp avec nos tortionnaires SS. Vous buviez et nous vous avons même entendu chanter ensemble. Cette collusion avec les nazis fut pour nous désespérante. Votre présence ici est une provocation, vous n’avez pas votre place parmi nous ».

Les souvenirs de cette survivante sont ancrés dans un passé ô combien douloureux et l’on doit les respecter. Un commentaire rouvrirait des blessures qui ne cicatriseront jamais. Je me tais et un silence de longues secondes s’établit. Le directeur du centre le rompt d’une voix douce mais précise : « Chère amie, l’orateur auquel vous adressez des reproches justifiés n’est pas en cause. Il est aussi Français que vous et moi ». La tension est retombée.
Le témoignage apporté par cette survivante parfaitement exact et pourtant l’analyse historique apporte un éclairage différent. L’intervention du CICR dans les camps de concentration de prisonniers civils a été trop tardive. C’est également la responsabilité des Alliés qui refusèrent le ravitaillement et le financement, et celle des Allemands qui interdirent l’accès de ces camps au CICR. Dès 1939 et à de nombreuses reprises le CICR est intervenu en vain auprès des autorités allemandes. Symptomatique la réponse du ministère des Affaires étrangères à une intervention du CICR : « … ces Israélites ont été déportés pour avoir essayé de porter atteinte à la sûreté de l’armée allemande ; ils ne sont pas considérés comme des internés, mais comme des criminels… » C’est l’affaire de la Gestapo. Personne ne peut rien pour eux.
Le 22 avril 1945 deux délégués du CICR, les docteurs Rübli et Mayor, arrivent à Mauthausen-Gusen avec un convoi de ravitaillement. Le commandant du camp Frantz Ziereis leur refuse l’accès. Le 28 avril, à la tête de 19 camions, Louis Haefliger prend le relais. Après trois jours de démarches il obtient l’autorisation de pénétrer dans le camp. Comment expliquer la façon inacceptable décrite par notre témoin de distribuer des secours aux prisonniers ? Elle est si atypique des pratiques du CICR. Peut-on alors faire ici l’hypothèse que les SS ont mis comme condition de la distribution que Haefliger et ses hommes n’aient aucun contact avec les internés comme ce fut le cas ailleurs? N’oublions pas que Haefliger a dû longuement et âprement négocier son entrée dans le camp.
Les délégués du CICR qui viennent de risquer leur vie pour arriver à Mauthausen-Gusen se sont-ils mal comportés ? Au volant de leurs camions chargés de secours ils ont sillonné les routes dangereuses d’une Allemagne en plein chaos. Elles sont envahies par des millions de réfugiés de l’Est du pays sans ressources et par des centaines de milliers de soldats allemands en déroute qui n’ont plus rien à perdre. Ces délégués traversent des villes anéanties par les bombardements dont les survivants affamés sont aux aguets. Des camions suisses débordant de ravitaillement, mêmes protégés par la Croix-Rouge qu’ils arborent, n’en constituent pas moins un appel irrésistible pour ces populations désespérées et des dérapages graves peuvent en résulter.
Le danger vient aussi du ciel. Le 10 avril, les Britanniques ont mis les services de la Croix-Rouge en garde. « Le Ministère de l’Air signale que la bataille s’approche (…) et que le danger représenté par l’aviation alliée pour tous les mouvements sur les routes vont selon toute vraisemblance s’intensifier ». Ces délégués sont des « volontaires » qui se sont portés au service de leur prochain au péril de leur vie.
Le soir même de la distribution de vivres aux prisonniers, Haefliger entreprend de convaincre Franz Zieries et ses adjoints d’éviter un ultime massacre des survivants avant l’arrivée des Alliés. La tâche est ardue. En cette fin avril 1945, l’ordre de Berlin à tous les commandants des camps est clair : « Evacuez, tuez d’une façon ou de l’autre, débarrassez-vous de la population prisonnière ». Que pour arriver à ses fins dans une négociation à l’issue incertaine mais essentielle, Haefliger ait dû «festoyer » avec les SS n’a rien d’anormal. Mais cela les prisonniers témoins à distance de la scène ne peuvent pas l’imaginer.
Haefliger obtient un doublé. Zieries annule l’ordre de faire sauter les usines souterraines de Gusen où travaillent 40 000 travailleurs forcés. Le commandant s’engage à ne pas combattre à l’arrivée des troupes alliées. Traversant les lignes du front avec courage, Haefliger va au-devant des Américains et les informe qu’il a obtenu des Allemands la reddition sans résistance du camp de Mauthausen-Gusen. Il était temps, le camp a été libéré pacifiquement le 3 mai.

La conclusion du rapport de Haefliger sur les camps de Mauthausen-Gusen décrit bien les résultats qu’il a obtenus : « Tous les anciens internés de ces camps, qui pourtant étaient destinés à l’extermination, sont libres (…Le) premier objectif que je m’étais fixé est atteint : les camps n’ont pas été anéantis, 60 000 êtres humains sont libérés ».

Le témoignage de mon interlocutrice est celui de très nombreux prisonniers civils des nazis. L’historien Meir Dworzecki en donne l’explication : « Ceux qui étaient internés dans l’univers imperméable des camps de concentration (…) ne surent qu’une chose : ils ne virent pratiquement jamais des représentants du CICR dans les ghettos et les camps de concentration. Ainsi pour ceux en détresse dans l’Europe occupée par les nazis, l’institution qui pendant presque 85 ans avait symbolisé les secours à ceux qui souffrent et qui se battent contre l’injustice, le mal et la mort, devint une institution inexistante qui renia son passé ».

Au-delà des témoignages auxquels nous devons le plus grand respect, il faut aussi prendre en compte ce que l’histoire nous a appris depuis.

André Charguéraud

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