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Le but suprême de la Création est en effet de permettre à la créature d’accéder à la Connaissance.  Or, celle-ci ne peut être que celle qui résume et rassemble toutes les connaissances, dans leurs racines et dans leur origine, et qui remonte à la source la plus haute, celle du Je divin qui a parlé, et par la Parole duquel le monde fut.

Mais il semble que la Parole créatrice soit, en un premier temps, nécessairement prisonnière de sa création, en ce sens que la créature ne réussit pas à se dégager de l’écorce du monde créé, afin d’atteindre à la transparence de la Parole fondatrice. Le monde, dans toute sa magnificence, est certes le véhicule de cette Parole, mais il en est le véhicule muet. La Parole s’est occultée dans la matière qu’elle a créée. Oui ‘’les cieux racontent la gloire de l’Eternel, et le firmament proclame l’œuvre de ses mains. Le jour en fait le récit au jour, la nuit en donne connaissance à la nuit’’. Mais, ‘’point de discours, point de paroles, leurs voix ne se font pas entendre.’’ (Psaumes 19,1 à 4). Tel était l’état de la Création avant la Sortie d’Egypte. Une parole silencieuse parcourait le monde qu’elle avait créé.

Mais cette Parole devait être libérée de sa carapace de silence. Elle s’était engluée dans la matière qu’elle avait créée pour la manifester. Abraham parvint certes à briser une certaine épaisseur de l’écorce, en réussissant à sortir d’Our Kasdim. Mais cette libération ne fut pas suffisante. La Parole et son écoute ne seront définitivement libérées que par la brisure totale de l’épaisseur du monde créé, dont la clôture et l’opacité sont représentées par l’Egypte. Il faut que la descendance d’Abraham, ‘’contrainte par la Parole’’, descende jusqu’au fond de l’épaisseur opaque de l’Egypte, afin que le Créateur puise briser l’Egypte et en libérer Sa Parole. La Sortie d’Egypte est ainsi l’aube d’un monde nouveau, celui où la transparence est possible, où la Parole se fait entendre. A travers Israël, c’est le monde tout entier qui, au moins par délégation, a entendu la Parole. Le nouveau monde est maintenant un monde achevé. Le Créateur a enfin le répondant qu’il désirait et pour lequel le monde avait été créé…

Sans  Israël, le monde ne serait qu’une nouvelle Egypte, c’est à dire une ‘’maison d’esclaves’’, au sens biblique du terme. Car il ne faut pas se faire d’illusions : une démocratie occidentale reste, sur plusieurs plans, une somme énorme d’aliénations dans lesquelles se débat le monde moderne : aliénations politiques, économiques, morales, culturelles, psychologiques… Le mot Mitsraïm, Egypte en hébreu, vient d’une racine qui signifie rétréci, étroit, étranglé. Il n’est pas qu’un pouvoir politique, culturel, religieux, qui puisse être confiné et étouffant. A la limite le monde lui-même peut être vécu comme une prison, monde privé de respiration. Il n’est pas étonnant que ce soit dans un monde toujours capable d’engendrer en son sein, comme au temps de l’Egypte pharaonique, des sociétés concentrationnaires et des camps de la mort, qu’a éclaté une nouvelle sortie d’Egypte, en chemin elle aussi vers une nouvelle révélation du Sinaï, qui en explicitera le Sens, le Retour à Sion du peuple juif.

Car le monde moderne est arrivé au même point de rupture auquel était arrivée la civilisation pharaonique. Seules de naïves illusions peuvent encore laisser imaginer que la civilisation occidentale pourrait se libérer elle-même des oppressions et des aliénations qu’elle produit inévitablement en son sein. Toutes les révolutions libératrices qu’elle a connues, qu’elles soient politiques ou culturelles, n’ont jamais pu éviter de produire d’autres formes oppressives à la place des anciennes.

L’Occident n’est d’ailleurs capable d’envisager d’autres libérations que sur le plan politique et économique. Sur le plan moral et spirituel, son impuissance est plus grande encore, incapable qu’il est de trouver un nouvel équilibre des valeurs, après l’éclatement de la morale répressive …

Aveugle aux fondements nécessaires à la vie politique, il s’étonne que les libérations politiques s’enlisent toujours dans la violence, le mensonge et l’arbitraire. Pour libérer l’homme, il faudrait avoir une idée de l’homme. Mais il y a bien longtemps que l’Occident a perdu toute idée de ce que peut être l’homme. Les religions ont failli, les philosophies sont dépassées, et les nouveaux humanismes ne sont guère que des modes superficielles et passagères. Il est bien significatif que ce soit au pays de la plus grande culture que la monstruosité d’Auschwitz est apparue. L’aveuglement est tel, cependant, que le monde n’a pas encore compris qu’Auschwitz signifiait en fait la fin de l’Occident. Celui-ci ne fait que survivre dans l’inconscience dangereuse d’une agonie prolongée.

Le Juif sait, en effet, qu’on ne peut pas sortir d’Egypte. Celui qui appartient à l’Egypte, la porte dans les structures de sa pensée et de sa sensibilité. Il ne peut pas sortir de lui-même pour se libérer des aliénations du monde, car il lui faudrait pour cela une image de l’homme libéré, qu’il n’a pas.

Tous les modèles de l’Occident sont des modèles mythiques, perpétuant encore l’aliénation, que ce soit le modèle communiste aliéné par l’idée du pouvoir, le modèle chrétien aliéné par une idolâtrie et ce qui en reste, ou le modèle américain, aliéné par une fausse idée de la liberté.

Après avoir épuisé toutes les stratégies possibles de salut, le monde, cependant finira par apprendre qu’il ne lui sera pas possible de se libérer de ses aliénations, tant qu’il n’aura pas reconnu Israël…

Nous le voyons bien, de nos jours : les puissances religieuses ne sont pas moins hostiles à la reconnaissance d’Israël que les puissances politiques. Les religions, en tant que telles, font en effet partie du monde de pensée appartenant à l’Egypte… Il n’est que de voir ce que les religions de l’Occident ont fait de la Bible, la manière dont elles l’ont occidentalisée et vidée de son intériorité…

On pourrait dire, sur le plan ontologique, que ce que la Bible appelle Egypte, est une civilisation humaine, qui ne dépasse pas les coordonnées des forces mises en œuvre dans le monde créé. Une telle civilisation, manquant de la dynamique nécessaire pour transcender l’ensemble des forces du monde créé, et dépourvue de l’âme qui puisse animer le grand corps de la Réalité, se dégrade obligatoirement en toutes sortes de formes d’oppressions et d’aliénations, qui rendent peu à peu la vie impossible.

C’est en effet sur le plan ontologique qu’il faut d’abord comprendre l’origine de l’opposition entre l’Egypte et Israël… Mais la réalité ontologique liée à l’existence du peuple d’Israël est nécessairement appelée à dépasser les difficultés qu’il a lui-même à se comprendre, quand il demeure sur un plan uniquement religieux, aussi bien que quand il cherche à se saisir dans une conceptualisation simplement historico-sociologique. Si le retour contemporain du peuple d’Israël sur Terre surprend et déconcerte toutes les philosophies, qu’elles soient politiques, historiques ou religieuses, c’est à cause de ce supplément d’Etre oublié par ces philosophies, et qui est pourtant à l’origine de la véritable identité d’Israël.

Ce surplus ontologique, Israël l’a définitivement acquis lors de sa Sortie d’Egypte. Le monde n’est dès lors plus concevable sans Israël, car cette surcharge d’Etre, attribuée à Israël, était nécessaire à la survie du monde. Israël était le ‘’supplément d’âme’’, sans lequel le monde aurait péri étouffé… L’Egypte représente l’aliénation d’un monde qui ne peut se dépasser et reste prisonnier des forces mises en œuvre pour sa création. L’infini divin ne pouvait en effet créer le monde qu’en lui imposant des limites. Toute créature est nécessairement limitée. Ce sont pourtant ces limites, structurantes aussi bien que protectrices, que le Créateur voulait dépasser, car toute limite est finalement source d’aliénation…

L’exil empêche en effet Israël d’apparaitre dans le monde comme ce pôle ontologique qu’il doit constituer face à l’Egypte. Quand il est dispersé parmi les nations, son identité est éclipsée, réduite apparemment aux dimensions mesquines d’une religion, sans qu’il puisse, heureusement achever cette transformation, et ce serait sa perte. Ni peuple, ni religion, intermédiaire bâtard, Israël se fait alors mépriser, et se replie dans un ghetto spirituel, où il panse ses plaies, situation malsaine qui fausse toutes ses relations avec le monde. Israël n’est plus que l’ombre de lui-même, un souvenir déraciné du passé, peut-être un ‘’vestige’’. Mais cette situation ne peut durer indéfiniment. A la limite, ce n’est pas Israël seulement qui en mourrait, c’est le monde aussi qui y trouverait sa fin. Heureusement cette limite n’est pas possible. La réalité ontologique du monde est telle que lorsqu’Israël approche des bas-fonds, cette situation devient explosive. Israël est alors projeté hors d’Egypte, afin de sauver le monde de sa perte.

La ‘’Sortie d’Egypte’’ n’est pas seulement vitale pour Israël, elle est également vitale pour le monde.

Abraham Livni in  »Le retour d’Israël, et l’espérance du monde »  Ed. du Rocher 1984

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