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Airbnb : le triomphe de l’hôtelier sans hôtels

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En mettant en relation propriétaires et vacanciers, le site californien est devenu le premier logeur mondial. Un symbole insolent de l’économie collaborative.

Si vous passez à San Francisco prochainement et cherchez un lit sur Airbnb, vous tomberez peut-être sur l’annonce de Brian. Pour 40 dollars la nuit, ce designer de 33 ans vous propose son joli canapé bleu. Les 114 commentaires postés sous l’annonce sont enthousiastes. «L’appartement est très confortable, raconte Ron, de New York. Avec sa copine, ils m’ont même invité à leur séance de yoga. » Sympa ce Brian, surtout quand on sait qu’il est le cofondateur et P-DG de la première plate-forme mondiale de location de logements entre particuliers. Imaginerait-on Vincent Bolloré nous emmener en vacances dans son Autolib’?

Ces dernières semaines, le jeune patron a toutefois manqué de temps pour accueillir ses hôtes. Airbnb vient de lever 1,3 milliard d’euros, ce qui valorise la société à 23 milliards. Avec ses 1.500 salariés, elle pèse déjà deux fois plus lourd qu’ Accor et ses 180.000 collaborateurs. A priori insensé, s’agissant d’un site qui devrait perdre 130 millions d’euros en 2015 pour 800 millions de chiffre d’affaires estimés – fruit des commissions réclamées au loueur (3%) et au voyageur (6 à 12%). Mais les investisseurs sont hypnotisés par les chiffres que leur fait miroiter Brian Chesky pour 2020 : 10 milliards de revenus et 3 milliards de bénéfices.

Une bulle ? Pas forcément. Airbnb est un nouvel exemple de l’«Uberisation» de l’économie dans laquelle des petits malins ébranlent des secteurs d’activité entiers, en exploitant le travail et les actifs des autres (voir la vidéo : Echapperez-vous à l’uberisation ? ). L’hôtelier sans hôtels a réussi en sept ans à aligner plus de lieux où dormir (1,5 million) que ses rivaux directs comme HomeAway (maison mère d’Abritel et Homelidays), mais surtout que des chaînes centenaires comme InterContinental, Hilton et Marriott.

Du simple sofa au coeur de Berlin au château fort du XVIIe siècle à Saint-Malo, le choix est infini. Et sa clientèle s’étend désormais au monde professionnel : Facebook, Google ou Deutsche Bank commencent à y loger leurs commerciaux. La France n’échappe pas au raz-de-marée : hors Etats-Unis, c’est le premier marché du groupe. Notre réglementation est en effet assez libérale : les propriétaires peuvent louer leur domicile jusqu’à quatre mois par an. Et pour les résidences secondaires, il suffit de l’occuper soi-même de temps en temps ou de demander une autorisation si elle se situe à Paris. «On a atteint la taille critique, tout le monde sait qu’il trouvera chez nous la plus grosse offre», se réjouit Chip Conley, un hôtelier que le P-DG a débauché pour améliorer la qualité des offres et qui nous reçoit dans la Bali Room. Au siège du groupe à San Francisco, les salles de réunion sont en effet la réplique exacte d’appartements Airbnb. Particulièrement prisée : la copie de la villa San Gennariello, à Portici en Italie, pour ses meubles et tableaux du XVIIe ; et la caravane en fer inspirée d’une vraie roulotte autrichienne, idéale pour s’isoler.

Il a fallu du temps avant d’atteindre ce «network effect», comme on dit dans la Silicon Valley. L’aventure débute en octobre 2007 lorsque Brian Chesky et Jo Gebbia, son collègue de promo de l’école de design de Rhode Island, ont l’idée de proposer leur matelas aux participants d’un salon professionnel de San Francisco. Tous les hôtels de la ville étaient complets. Rejoints par Nathan Blecharczyk, un diplômé d’informatique de Harvard, ils lancent Airbedandbreakfast.com, littéralement «matelas gonflable et petit déjeuner». Après des débuts poussifs, et sur les conseils de leur premier investisseur Paul Graham, les trois compères se rendent chez les loueurs pour prendre de jolies photos de leurs biens. C’est le déclic. Le site, rebaptisé Airbnb, décolle enfin. En 2011, l’image de la société souffre pourtant d’un terrible «bad buzz» quand une blogueuse de San Francisco retrouve son appartement dévasté après une location et accuse la société de s’en laver les mains. La leçon a été retenue. Aujourd’hui, le site couvre les dommages du loueur jusqu’à 800.000 dollars et surveille davantage le profil des locataires.

Si Airbnb est devenu le premier hôtelier mondial, c’est d’abord grâce à ses prix, imbattables. Aux Etats-Unis, l’écart avec une nuit d’hôtel atteint souvent 30%, voire 50% si l’on se contente d’un lit chez l’habitant, formule devenue très minoritaire. A Paris, un logement Airbnb est facturé en moyenne 97 euros, contre 161 chez un professionnel. Et à Saint-Tropez, quel hôtel peut s’aligner sur l’offre de Carine qui, début juillet, proposait un appartement entier sur le port pour 100 euros la nuit ? Mais attention, pas question de se brader ! Pour optimiser les revenus des loueurs – et donc ses commissions – la plate-forme suggère aux hôtes le meilleur prix. Celui-ci dépend évidemment du logement lui-même, mais aussi de la demande pressentie. Une nuit à Lyon en pleine fête des Lumières vaudra ainsi bien plus que le reste de l’année. A l’arrivée, les loueurs peuvent arrondir leurs fins de mois. De 297 euros en moyenne à Paris, par exemple. Ce revenu doit en principe être déclaré. Il jouit d’un abattement de 100% jusqu’à 760 euros par an, et de 50% jusqu’à 32.900 euros.

L’autre clé du succès : Airbnb sait faire remonter les offres les plus pertinentes grâce à un algorithme secret, élaboré par des «data scientists» payés aux alentours de 12.000 euros par mois. L’objectif ? Que chacun trouve très vite son bonheur. Premier critère de classement : les avis et notes (sur la propreté ou l’accueil par exemple) qu’émettent les uns sur les autres hôtes et voyageurs. C’est la magie de ce genre de business model : les clients améliorent eux-mêmes le service. Pour encourager la sincérité des témoignages à l’issue d’un séjour, les commentaires du locataire et de l’hôte sont publiés simultanément. Cela évite les répliques vengeresses. Elitiste, Airbnb a même créé le label de «super host». Les 6% qui en bénéficient apparaissent en tête lorsqu’on coche cette case dans le moteur de recherche. Mais l’algorithme va plus loin encore. «Nous sommes capables d’individualiser l’ordre des offres en fonction de vos goûts, poursuit Conley. Si vous avez l’habitude de louer des appartements dans les quartiers de fête, on vous les propose en priorité. De même que les logements les plus nickel si vous êtes tatillon sur la propreté.»

La technologie ne fait pas tout. Airbnb soigne le design de son site comme aucune autre société de la Silicon Valley. La hantise des fondateurs ? Apparaître comme une vulgaire plate-forme d’e-commerce ou de petites annonces. Et cocorico, c’est à Alex Schleifer, un Français, qu’ils ont confié la direction du design. «Paradoxalement, mon but est que les visiteurs passent le moins de temps possible sur le site», sourit ce natif de Saint-Malo. Cette obsession de simplicité saute aux yeux dès la page d’accueil, remodelée l’an passé en même temps que le logo. Comme si l’on feuilletait un magazine de déco, de grandes photos d’appartements y défilent avec un minimum de mots. «Chez nous, les prix ne clignotent pas partout», souligne Nicolas Ferrary, le patron de la branche française. Vainqueur en février du prestigieux Crunchy Award, le design épuré d’Airbnb inspire tout le Web, à commencer par ses rivaux. Chaque détail graphique compte. Prenez le bouton en forme d’étoile qui permettait de sauvegarder une annonce dans sa liste de souhaits. Il a suffi que les designers le transforment en cour pour que le nombre de clics progresse de 30%.

Cette idée maligne avait été suggérée par une jeune recrue. Une tradition chez Airbnb dont le succès repose aussi sur un management très horizontal et participatif. A l’inverse de la hiérarchie pyramidale d’un Apple, chaque employé est ici poussé à s’exprimer. Il suffit d’arpenter le siège pour s’en convaincre. Les fondateurs ont laissé des murs entiers à la disposition des 800 salariés pour qu’ils y rédigent ou dessinent leurs suggestions. De même les ont-ils privés de tout bureau individuel pour les forcer à discuter dans le couloir, MacBook Pro à la main. «La tension et le conflit sont très sains, théorise Alex Schleifer. C’est de là que naissent les meilleures solutions.»

Seule petite ombre au tableau, les pouvoirs publics, des deux côtés de l’Atlantique, veulent davantage réglementer cette activité. Comme ses aînés d’Internet, le californien pratique l’optimisation fiscale à outrance. En France, ses revenus échappent à quasiment toute imposition : ils sont encaissés par une société irlandaise, elle-même filiale d’une structure domiciliée au Delaware, paradis fiscal en plein territoire des Etats-Unis. Ensuite, gouvernements et municipalités cèdent de plus en plus au lobby des hôteliers. En France, ceux-ci ont obtenu qu’Airbnb collecte la taxe de séjour pour le compte des locataires. «Cela ne suffit pas, les particuliers ne devraient pas pouvoir louer moins de sept nuits», estime Didier Chenet, le président du Syndicat national des hôteliers et restaurateurs.

Mais face à ces attaques, Airbnb la joue fine. Pendant qu’Uber multipliait bras d’honneur et procès, Brian Chesky est venu mi-juin défendre sa position auprès de Laurent Fabius. Il caresse même les hôteliers dans le sens du poil. «Nous pourrions promouvoir des destinations avec eux», explique ainsi Chip Conley. Tout en disant cela, il fait patienter au téléphone Vivek Badrinath, le numéro 2 d’Accor. Il y a seulement deux ans, pas sûr que ce dernier l’aurait pris en ligne.

Gilles Tanguy
www.capital.fr

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