« Avec ce confinement qui dure, ils ne se supportaient plus, ils ont fini par divorcer ». On n’aime pas tellement entendre de tels propos. Hélas, depuis quelques mois, ils se sont multipliés.

Nous connaissons tous de près ou de loin un couple qui n’a pas résisté à l’épreuve du confinement. Quand cette situation cessera-t-elle, se dit-on, elle qui produit de telles catastrophes, elle qui parvient à disloquer dans les cris, dans la haine un lien qui aura mis des années à s’installer ? Ce confinement est décidément une malédiction !

Seulement, les choses ne sont pas aussi simples. Parfois, ce qui est une manière polie de dire « tout le temps », il est nécessaire d’investir l’énergie que mérite une réflexion digne de ce nom. On ne vit pas du tout de la même manière, on n’aborde pas les gens et leurs parcours avec la même acuité, on n’apporte pas à la société le même profit quand on réfléchit ou quand on s’abstient de réfléchir. Tout le monde réfléchit, bien entendu ! Seulement, nous ne parlons pas ici de la réflexion ordinaire, utilitaire presque, celle qui sert au quotidien.

Nous parlons bien de cette qualité de réflexion si caractéristique de l’homme. Cette aptitude à dévoiler de nouveaux horizons, à repousser ses propres limites autrement dit. L’homme est un être doué de חכמה, de sagesse, terme dont les lettres forment l’expression מה כח, la force du quoi littéralement, c’est-à-dire la faculté à demander « quoi ? » ou « qu’est-ce que c’est ? ». Réfléchir c’est donc essentiellement interroger l’objet de sa réflexion. C’est se demander ce que peut receler telle parole, tel événement, en fait n’importe quelle singularité.

Eh bien, pour s’abstenir de réfléchir justement, on n’a rien trouvé de mieux que de se focaliser sur l’effet, car ceci épargne le cheminement intellectuel vers la cause. La compréhension des divorces du confinement, croyons-nous, suivent une telle logique. L’expression elle-même suggère de voir dans le confinement la cause profonde de la séparation, alors qu’en réalité il n’en est qu’un catalyseur. La cause réside donc ailleurs. Où ? Nous ne tarderons pas à en parler. Pour l’heure, puisons dans les paroles de nos Sages de quoi bonifier à coup sûr notre sagesse.

Car nos Sages ont bel et bien parlé de confinement et de séparation.

Quand l’amour était fort, nous aurions pu installer notre lit sur le fil d’une épée. Maintenant que notre amour s’est tari, [même] un lit de soixante [coudées, soit environ 30 mètres] n’est pas assez large pour nous !

Sanhedrin 7a

Ce qui d’emblée saute au yeux, c’est qu’il existe un lien de cause à effet, mais qu’il se situe à l’exact opposé de celui évoqué à l’instant. On parle bien d’amour ou au contraire de haine, on parle bien de grand espace ou au contraire de confinement. Seulement, le confinement n’est nullement la cause de la haine. L’absence d’amour est plutôt la cause d’un confinement si pénible qu’il en devient impossible. La nuance peut sembler fine, pourtant elle est immense. Et pour mieux nous aider à l’appréhender, considérons un autre enseignement de nos Sages au paradigme similaire, à savoir, pour lequel ce que l’on aurait cru être la cause se trouve être l’effet et vice-versa. Cet enseignement nous sera d’autant plus précieux qu’il corrobore notre sujet non pas seulement sur la forme mais aussi sur le fond.

La sagesse populaire affirme que si deux personnes se disputent, elles risquent d’en arriver à se haïr, surtout si la dispute est violene. Cette vérité prêterait presque à sourire de par son évidente naïveté… si c’était une vérité, justement. Mais il est faux de croire que la dispute engendre la haine, à moins bien sûr de se focaliser sur l’effet et de s’épargner ainsi le cheminement intellectuel menant à la cause. Car ce n’est pas la dispute qui engendre la haine, c’est exactement l’opposé : la haine engendre des querelles (Michlei 10,12). Qu’est-ce à dire ? Que si deux personnes se haïssent, en d’autres termes si deux différences sont incapables de fusionner, il y aura quantité d’occasions de rester deux, il y aura quantité d’occasions de se quereller… car la  haine existante suffira à les provoquer. Comprenons jusqu’où va cet enseignement. Il signifie, de manière imagée bien sûr, que la haine est tel un explorateur rempli de négativité continuellement à la recherche d’occasions de se disputer, et qui cherche d’ailleurs si bien qu’il les trouve !

Les divorces du confinement changent soudain de visage. Et l’on comprend que le confinement n’a pas fait éclater des couples impitoyablement. Il a plutôt provoqué l’effondrement d’un édifice déjà chancelant, dont les fondations n’avaient peut-être jamais été posées avant même que le confinement ne survienne. Nous serons plus durs encore en avançant que le confinement a fourni à certains couples, l’alibi pour se séparer… alors qu’ils l’étaient, mais officieusement. Et c’est en cela que nous parlions de catalyseur.

Pour poursuivre un discours que certains continueront à trouver sévère, mais qui à nos yeux s’inscrit dans la stricte vérité, aujourd’hui très peu de gens sont construits. Très peu de couples, à plus forte raison, puisqu’au défi de la construction de tout couple en tant qu’entité propre, s’ajoutent encore les défis de deux constructions individuelles. Il y a cependant un degré minimum d’entente, de respect, de partage, de solidarité et d’écoute que tout couple, même aujourd’hui, peut raisonnablement atteindre.

Ce seuil réconfortant franchi, quand l’amour est fort pour paraphraser nos Sages, la proximité extrême de deux êtres installés sur le fil d’une épée reste malgré tout supportable, si ce n’est agréable, que cette proximité soit le résultat physique d’un confinement, ou le résultat psychique d’un sentiment d’étroitesse causé par l’adversité de la vie par exemple. Mais quand l’amour n’est pas ou qu’il n’est plus, quand les bases de la communication et de l’échange n’ont jamais été posées soigneusement, quand le couple n’a jamais donné à son mariage les moyens de devenir autre chose qu’une information inscrite sur un papier, quand le couple a renoncé à accepter l’investissement, les ajustements et les postures que son état exige tout naturellement, quand enfin il s’est trompé, peut-être depuis les fiançailles, sur la définition à donner au mot « amour », le confinement n’a été rien d’autre qu’un révélateur impitoyable de son éloignement. Oui, c’est bien cela. Le confinement est terrible parce qu’il révèle la réalité brute et ne laisse aucune chance aux couples qui tiennent par l’imagination, ou disons par des liens qui au fond n’en sont pas vraiment.

En ce premier jour de ‘hol hamo’ed Soukoth en Israël à l’occasion duquel cet article est écrit, un jour de fête placé sous le signe du chiffre 2 comme on le rappelle dans les hocha’anoth, il tombe sous le sens de rappeler que le monde fut créé et continue de fonctionner sur une base essentielle de dualité. Le neutre n’existe pas, ce n’est qu’une vision de l’esprit. Quand l’amour n’est pas, c’est la haine qui prévaut, peut-être latente, peut-être même inconsciente, mais la haine tout de même, comprendre, la séparation, la coupure. Or de nos jours, dans la rue, dans les entreprises, dans les écoles ou dans d’autres institutions encore, dans les communautés et jusque dans nos foyers, cultiver l’amour est devenu une gageure. Sans entrer dans les détails car cela nous emporterait fort loin de notre sujet, nous avons peine à nous regarder les uns, les autres, parce que nous avons déjà peine à nous regarder nous-mêmes. Il y a aujourd’hui un problème profond d’acceptation de soi, de son identité, de sa spécificité. Le complexe qui en découle compte pour beaucoup dans les difficultés à établir des liens inter-personnels pacifiques, amicaux ou affectueux. Aussi la haine, dans sa définition essentielle qui n’a pas besoin d’animosité avérée pour exister, est effectivement latente, car elle est le produit d’une génération qui a tourné le dos à l’amour et à la tolérance. Cependant, même dans ce contexte pour le moins délicat, il y a pour chaque couple une obligation, pour ne pas dire une mission sacrée, de s’efforcer de combattre au jour le jour ce qui éloigne et de cultiver ce qui rapproche.

Le confinement est terrible parce que, nous l’avons dit, il ne laisse pas la moindre chance aux faux-semblants. Néanmoins, il peut être perçu de manière plus positive. On peut y voir une sorte de rappel, comme quoi tout couple formé ou sur le point de  se former, doit traverser alternativement ce que la Torah appelle des périodes de pleurs et des périodes de chants (voir Tehilim 68,7 où le mot בכושרות est justement obtenu par contraction des termes hébraïques בכי, pleur et שיר, chant). Or certaines de ces « périodes de pleurs » sont plus rudes que d’autres et, pour garder au moins l’espoir de les passer sans trop de dommages, il faut s’y être préparé et avoir investi auparavant tout l’amour dont le couple aura tant besoin quand l’épreuve fondra sur lui pour tenter de l’emporter.

Et puis, il y a sans doute ces couples en train de divorcer à l’heure même où ces lignes sont écrites. Quoi leur dire ? Tout en gardant à l’esprit que la singularité propre à chaque situation impose une forme de réserve, si ce n’est de respect, peut-être les inciter à une forme d’introspection a posteri et qui, pour autant, ne peut être vaine, au nom du principe selon lequel il n’est jamais trop tard pour accomplir un acte salutaire.

Une introspection à l’occasion de laquelle le couple se demanderait avec une sincérité absolue s’il s’est réellement donné toutes les chances de devenir. S’il n’a jamais pu, s’il n’a jamais su, il est encore temps de commencer. Prendre un nouveau départ, même après des années de mariage, ne pose qu’une difficulté : accepter qu’un modèle plus constructif, probablement aussi plus exigeant, prenne le pas sur un modèle individuel peut-être plus confortable pour soi, mais moins profitable pour le couple… et la famille qui en a découlé.

David Benkoël
Analyste, je partage mon intérêt pour la construction de soi. J’aide par ailleurs des personnes en souffrance à se reconstruire.


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