Nous avions débuté la première partie de cet article en évoquant les bons vivant. De fil en aiguille, nous en étions venus à l’idée que profiter de l’instant présent en le vidant du plaisir qu’il recèle, n’avait rien d’un idéal de vie. C’est plutôt une malédiction authentique, qui promet un appétit grandissant mais jamais assouvi. Un manque permanent, une sensation de vide intérieur pour aller à peine plus loin, apte à désorienter au point d’annihiler les repères qui font que la vie est la vie.

La perception des bons vivants, d’ordinaire si plaisants à voir ou à fréquenter, change du tout au tout. Ils ne sont plus ces bienheureux dont l’insouciance rendrait presque jaloux. Cette insouciance au fond très arrogante avec laquelle certains affirment qu’il est inutile de s’en faire car rien n’a d’importance… sinon l’instant présent. Mais c’est entièrement faux. Les choses ont de l’importance, la vie à de quoi susciter l’interrogation et la réflexion ! Car sans densité, sans profondeur, comment la vie pourrait-elle communiquer au présent un peu de substance ?

Les bons vivants semblent désormais déchoir de leur grandeur, la grandeur de l’homme quand il accepte de le rester. Ils se réduiraient presque à une sorte d’excitation, de mouvement erratique et vain. Ils inspirent finalement la tristesse, ces gens qui courent sans savoir vers quoi ils courent, puisque sitôt leur but atteint celui-ci n’en est déjà plus un et cède déjà sa place à un autre but de pacotille. C’est la recherche du plaisir pour lui-même et par lui-même, c’est l’insatisfaction programmée. C’est enfin la double exclamation du roi Chlomo : « Au rire, j’ai dit : « Tu es folie ! », et à la joie : « À quoi sers-tu ? ». »[1]. Car de ce point de vue, il y a en effet lieu de se demander à quoi bon le rire et la joie. La soi-disant légèreté de la vie, toujours dans ce contexte, se révèle d’une incroyable pesanteur.

Petit à petit, nous arrivons à une question que le lecteur pressent peut-être déjà. Et pour que celle-ci devienne évidente, pour qu’elle s’impose d’elle-même, il nous faut caractériser ce qui est en jeu. Cette tendance à tout prendre au second degré, à faire du bien-être une quasi-religion, à s’attacher aux objets qui délivrent le plaisir tant attendu, traduit une volonté manifestement délibérée. La posture du bon vivant, que l’on avait pu juger anodine, naturelle, détachée, en tout état de cause inoffensive, a de quoi inquiéter. Elle est puissante, elle est féroce. Que voile-t-elle ? Telle est la question à laquelle nous voulions arriver.

Et s’il faut la justifier, rien n’est plus facile. Il suffit de rappeler que toute aliénation dissimule un certain mal-être, qu’il soit de l’ordre du manque ou de l’angoisse par exemple[2]. Le bon vivant, derrière son aspect jovial, est ni plus, ni moins aliéné à la matière. Et cette volonté délibérée comme nous le disions, cet entêtement à jouir de la vie, ou du moins de qu’elle offre de plus immédiat, de plus superficiel, cet enfermement apparemment assumé dans un système conjuguant amusement et nonchalance, libère d’un autre enjeu, réellement primordial celui-ci. Cet enjeu, il en est question dans le titre de l’article, d’ailleurs emprunté à un verset des Prophètes[3].

Mangeons et buvons, car demain nous mourrons. Dit autrement, soyons de bons vivants, ressentons la vie au maximum de son intensité, car bientôt celle-ci s’arrêtera… pour toujours, serions-nous tenté d’ajouter. L’aliénation à la matière est, quand on la cultive soi-même, une manière d’exorciser sa peur de la mort et, quand on la repère chez autrui, le révélateur flagrant d’une conception de la mort absolument étrangère au judaïsme. La mort comme étant la fin absolue.

Ainsi, et il nous faut à présent généraliser la notion, quand l’individu craint de disparaître, quand l’être craint de ne plus être justement, il développe des stratégies plus ou moins complexes, plus ou moins perceptibles de l’extérieur, qui visent à le soulager. Ces stratégies sont un refuge pour sa conscience. Elle s’y tapit, elle s’y cache, elle s’y oublie et alors elle cesse d’engendrer la peur.

Au début de la première partie de l’article, nous nous posions la question du lien entre son intitulé et les dysfonctionnements d’ordre psychique. Le lecteur l’aura deviné, tel est bien évidemment le but.

Après ces détours, la réponse devient claire. Ce que l’on nomme en psychologie le symptôme, à savoir l’ensemble des caractères visibles qui mettent en évidence un trouble en partie ou totalement caché, ne représente pas le mal dont le sujet devra guérir. Ce qui devra être pacifié, ce n’est pas le trouble lui-même, mais les raisons subjectives[4] qui auront provoqué l’avènement du symptôme.

Ces raisons, quant à elles, n’ont rien de visible. Et il il faudra bien partir à leur recherche. Il faudra bien comprendre pourquoi le sujet souscrit à un processus sans fin puisque, de toute évidence, celui-ci détient les clés de la guérison. Il faudra bien démasquer la mort psychique qui terrifie au point de se créer une vie démesurément intense, ou complexe, ou chaotique, ou tout à la fois, qui prive de vivre sa vie.

Notes

[1]  Qoheleth 2,2

[2]  Les deux se rejoignent, tant il est vrai que l’angoisse suscite le manque et qu’à son tour le manque suscite l’angoisse.

[3]  Yecha’ya 22,13.

[4]  C’est-à-dire propres au sujet, justifiés par lui et responsables de ces stratégies dont nous parlions


Analyste, je partage mon intérêt pour la construction de soi. J’aide par ailleurs des personnes en souffrance à se reconstruire.
david@torahcoach.fr