« Souviens-toi de ce que t’a fait ‘Amalek »

Maman relate son histoire en français, en y mêlant parfois quelques mots en hongrois. Son débit est fluide mais elle marque un arrêt de temps à autre, plonge dans ses pensées ou dans ses souvenirs.

Deux heures après le début de son récit, elle souhaite s’arrêter et reprendre une autre fois. Il lui est pénible de remonter  le passé. Lorsque j’étais petit garçon, elle me racontait ce qu’elle avait traversé à l’époque et l’expérience de sa déportation à Auschwitz a eu un impact important sur ma vie à plus d’un titre ; maisce n’est qu’aujourd’hui que je saisis de manière approfondie le sens de tout cela sur le plan personnel mais aussi le processus que nous traversons en tant que Peuple qui retourne à sa Terre :

 » Le secret de la Guéoula (délivrance) réside dans le souvenir » (le Zohar).

Les paroles de ma mère sont rapportées telles quelles sans modification, rajout ni commentaires.

Remarque : il semble que les dates de son évasion miraculeuse,le temps de son séjour chez les Justes des Nations qui l’ont sauvée, ainsi que le moment où elle les a quittés ne correspondent pas à la stricte réalité historique : elle n’avait bien entendu ni montre ni calendrier.

Maman est décédée à la date de Tou Be Av 5771 – 15 août 2011, jour symbolique en Israël d’amour de son prochain, de bonté et d’union, tel que mentionné dans le Livre de Samuel.

Que son souvenir soit béni.

David Israël – août 2011


25 Sivan-Tamouz  – Juin-Juillet 2001

Budapest, 1944

« Nous étions allées au cinéma, ma grand-mère, ma mère et moi, puis étions entrées dans un élégant salon de thé. C’était le printemps, il me semble que c’était en mai. Nous sommes rentrées  à la maison. Le lendemain était un lundi, les Allemands ont envahi Budapest ce jour là. J’avais 14 ans 1/2 à l’époque et maman trente neuf ans. Les Juifs furent pris par surprise. Dès cette nuit là, les Allemands ont réuni les Juifs qui n’étaient pas de nationalité hongroise. Ils les sortaient de leur lit. Il y avait des hurlements. Ils avaient entre autres fait sortir une famille polonaise, les Witoff, amis de mes grands-parents. Ils avaient une fille de dix-neuf ans, ‘Hanna’lé, qui était enceinte. Mme Witoff criait aux Allemands  »ne prenez pas ‘Hanna’lé, elle est enceinte ! »

Nous habitions le 23, rue Kyraï Utsa (la rue du Roi en hongrois).

Tout s’est passé la même nuit, les Allemands ont raflé dans la rue d’autres Juifs qui n’étaient apparemment pas hongrois.

En une semaine environ, les Allemands avaient posé une barrière tout autour de notre quartier : le Ghetto de Budapest.Ils ont forcé tous les non-Juifs à quitter ce qui était désormais défini comme « le Ghetto ». Le lendemain, les Allemands ont réuni tous les Juifs dans la cour avec force coups et injures,  aux cris de « Schweinjuden » porcs de Juifs.

Par la suite, la sélection allait avoir lieu dans la rue Kazinsky, Kazinsky Utsa.Je suis descendue avec ma mère dans la cour en même temps que ma grand-mère et un oncle qui vivaient dans le même immeuble. Mon père avait déjà été emmené à cette époque par les Allemands au camp Munka Tabor pour le travail obligatoire.

Notre appartement était situé au rez de chaussée.Des filles juives pleuraient et tentaient de s’enfuir. Maman ressentit des maux de ventre et une jeune juive qui collaborait avec les Allemands, la calomnia en leur disant qu’elle tentait de s’échapper alors qu’elle était juste allée aux toilettes de notre appartement. Les Allemands firent irruption dans les toilettes, en firent sortir ma mère et depuis, je ne l’ai plus revue.

Bien des années plus tard, alors que je me trouvais à Paris chez ma tante Gaby (Gabrielle), j’appris par des amis de ma famille qui s’étaient retrouvés avec elle à Auschwitz, qu’elle avait refusé de s’enfuir du camp (eux l’avaient tenté mais ils furent repris). Ils me rapportèrent qu’elle avait été fusillée un matin après la sélection du jour et qu’elle avait été enterrée dans une fosse commune avec d’autres personnes qui avaient connu le même sort.

Comme je l’avais déjà dit, mon père avait été envoyé en camp de travail. Je n’ai plus jamais entendu parler de lui. Il semble qu’il ait été lui aussi éliminé avec tant d’autres, lorsque ses forces l’avaient abandonné.

J’avais à l’époque quatorze ans et demi mais j’en paraissais seize. Quelques jours après ma mère, j’ai été moi aussi internée au camp et j’ai  prétendu avoir seize ans dans l’espoir de la retrouver mais en vain.

Les Allemands nous ont emmené devant un grand bâtiment où avait lieu la sélection et de là nous avons pris le train pour Auschwitz. Cela se passait  environ deux semaines après l’arrivée des Allemands à Budapest

Nous sommes arrivés au camp d’Auschwitz après un voyage de quelques jours. Le voyage en train avait été extrêmement lent. La dernière nuit, nous l’avions passée toute entière dans le wagon du train à l’arrêt. Nous étions terriblement serrés dans le wagon. Les gens y faisaient leurs besoins. Nous étions 200 personnes, peut-être plus, je ne me souviens plus. Il y avait une odeur épouvantable. Au matin, ils nous ont conduits à la place centrale du camp. Hommes et femmes, nous étions ensemble, nous avons reçu l’ordre de nous déshabiller.Nous étions entièrement nus. Les Allemands ont fait une sélection : les personnes aptes au travail à droite, ceux qui ne pouvaient pas travailler et les enfants à gauche.

Les Allemands nous ont conduitsà des Blocs (nos habitations) séparés. Ils nous ont désinfectés et arraché les dents en or de ceux qui en avaient. De l’invasion des Allemands à Budapest à mon arrivée aux chambres à gaz, il s’était écoulé environ un an.

Tout au long de cette année, je travaillai à la gare du camp, qui était décorée  et soignée, dans l’équipe de ménage qui s’occupait des bureaux et des chambres. Les femmes de notre équipe étaient épuisées car on ne nous donnait pratiquement aucune nourriture en dehors d’une misérable soupe faite des épluchures de légumes des Allemands.

Nous allions au travail tous les jours. Chaque matin vers sixheures, avant le lever du jour, les Allemands faisaient l’appel et la sélection au travail. Ceux qui étaient aptes à droite, les autres à gauche, la mort.Les femmes étaient terrifiées et dissimulaient les infections et les inflammations en tout genre de peur d’être expédiées à la mort.

La journée de travail durait environ dix heures. Nous revenions épuisées. Il n’y avait pas d’eau pour se laver et nous ne pouvions donc pas rester propres. Les Allemands nous aspergeaient d’eau le matin sur  l’ « Appell Platz » (la place de l’appel) et cela constituait une torture supplémentaire: le froid était terrible.

Au retour du travail, nous nous occupions à ôter les poux qui pullulaient sur notre corps et nos uniformes rayés de prisonniers.Les Allemands nous avaient entièrement raséeset nous marchions avec une étoffe sur la tête. Ils nous avaient donné des médicaments pour éviter l’apparition de règles et les problèmes d’hygiène qui y étaient liés.

Il n’y avait pas d’électricité au bloc, nous n’avions pas beaucoup de relations entre nous. Qui avait la volonté et la force de parler après de telles journées ?Fatiguées, battues et tristes que nous étions de voir les gens mourir autour de nous. Lorsqu’on découvrait qu’une femme était morte, on lui volait le pain caché sous son oreiller.

Les kapos nous battaient cruellement et sans raison. Les kapos Juifs étaient plus sadiques que les autres pour pouvoir conserver leur travail. Nous avions très peur des chiens des SS.

Un jour d’hiver, je ne me souviens plus quand, les Allemands nous ont emmenés travailler au charbon hors du camp.Il neigeait. Ce jour là, apparemment en raison de l’avancement des forces alliées (américains et russes) les Allemandsont décidé de nous éliminer et ont conduit notre groupe hors du camp, aux chambres à gaz dont personne ne revenait. Nous faisions la queue et l’on nous avait distribué une pierre en nous disant que c’était du savon.

Je suivais la file lorsqu’une femme kapo s’est approchée de moi et m’a assénée un coup de poing, peut-être parce que je n’étais pas capable de suivre le rythme de la marche.Je connaissais cette femme kapo. Elle était probablement d’origine ukrainienne ou serbe et portait une bague ornée d’une tête de mort. Elle m’a frappée sous le menton. J’en porte encore la cicatrice jusqu’à ce jour. Je me suis évanouie et il me semble qu’en raison du saignement abondant de la plaie et de l’heure tardive, ils m’avaient abandonnée étendue dans la neige, me croyant morte.

Je me réveillais quelques heures plus tard. Je remarquais que j’étais totalement seule et à l’extérieur du camp. J’ai donc pris la fuite en suivant la direction opposée  au camp, dont les lumières étaient visibles de loin.

J’ai marché pendant environ trois heures avec quelques pauses. Le sol était enneigé mais la neige ne tombait pas fort. J’avais très froid mais je n’avais pas peur car je savais que j’avais échappé à une mort certaine.

Après plusieurs heures, je suis arrivée à une maison isolée, une petite ferme. Une faible lumière l’éclairait. Je frappais à la porte ; un vieux paysan polonais d’environ soixante cinq ans et sa servante qui en paraissait soixante, m’ont fait entrer. Il avait tout de suite compris d’après mes vêtements rayés d’où je venais. Il me conduisit aussitôt à l’étable où des vaches cohabitaient avec des cochons. Je suis tombée d’épuisement sur la paille et je me suis endormie immédiatement.

Je suis restée environ un mois à la ferme. J’avais attrapé le typhus. La servante m’apportait trois fois par jour du lait et du pain. Nous ne parlions jamais car nous ne comprenions pas la langue l’une de l’autre.

Ils m’ont sauvée la vie.

Une fois, ils m’ont dissimulée dans une cachette  recouverte de paille sous le sol au moment où des soldats allemands étaient venus leur voler des cochons, des œufs et des fruits.

Un mois plus tard, ils m’ont annoncé avec des gestes des mains que la guerre était finie et m’ont conduite dans leur carriole, à l’hôpital de la ville la plus proche mais je ne me souviens ni du nom de la ville ni des circonstances de ma séparation avec eux, car j’étais presque inconsciente.

Je passais environ deux mois à l’hôpital qui comptait de nombreux médecins, dont des Hongrois, qui s’occupaient des rescapés des camps.

L’armée russe nous déplaça à Budapest. J’y trouvais là-bas ma tante Rose M., que les parents de son mari Joseph avaient cachée pendant la guerre, ainsi que mes grands parents paternels.Nous avons passé une année à Budapest chez ma tante puis nous sommes allés à Vienne en Autriche, en route vers la France.

Nous avons passé six mois à Vienne comme réfugiés puis nous avons pris la route pour Paris, vers mon oncleAlex Gelb, le frère de mon père.J’habitais chez ma tante Rose et je travaillais dans la couture.

J’ai fait connaissance de mon mari Serge Salomon (Shlomo) à l’âge de dix-huit ans. Lors d’une visite chez le gynécologue, on m’a annoncé que j’aurais du mal à avoir des enfants en raison des terribles carences de la déportation et que si j’en avais, ils auraient à D.ieu ne plaise, un handicap mental.

D.ieu soit loué, j’ai eu six enfants en pleine santé et à ce jour(juillet 2001), dix-neuf petits enfants et trois arrière petits-enfants. Nous avons eu le bonheur d’émigrer en Israël en 1969 avec mon mari Shlomo, paix à son âme. »

Hava (Eva) Gelb).


Hechvan-Novembre 2001.

L’un de nos fils participe à un voyage en Pologne dans le cadre d’une délégation d’officiers de Tsahal (l’Armée de Défense d’Israël).

La délégation visite des villes où avaient vécu des communautés prestigieuses et les camps de concentration créés par les nazis. Le dernier jour de son périple, il arrive au camp d’Auschwitz- Birkenau où les nazis avaient tenté d’assassiner sa grand-mère, une adolescente de quatorze ans et demi.

Nous n’oublierons et nous ne pardonnerons jamais.

David Pasder