Tout a véritablement dû commencer à l’avènement de l’ère industrielle. Sans crier gare, sans en avoir l’air. Les nations du monde se sont mises à produire à la chaîne, à rationaliser, à standardiser, à s’intéresser à comment produire plus et à moindre frais.

Les objets qui sortaient des usines étaient tous identiques. Cela permettait d’aller plus vite et de parvenir à ce nouveau but suprême. Alors on achetait ces objets, on les usait, puis on les jetait, avec de moins en moins d’état d’âme. Avant, avoir à jeter un objet banal aurait quand même fait quelque chose. On aurait éprouvé une contrariété, un regret, on aurait lâché un soupir, on aurait ressenti un pincement au cœur. Mais ces réactions n’étaient plus d’actualité. Qu’un objet devienne inutilisable n’était plus grave. Car en le perdant, on ne le perdait pas vraiment. Il n’était plus unique, il n’était plus irremplaçable. Tant et tant d’autres étaient produits dans des usines modernes et pouvaient le remplacer… au sens le plus littéral qui soit.

Sans crier gare, sans en avoir l’air donc, on a commencé à se déshabituer d’une composante essentielle à la société, et qui dépasse d’ailleurs le seul lien à l’objet. Car un objet produit en série, c’est un objet qui a perdu son unicité, et qui a donc perdu son identité si l’on peut dire. Dès lors, il ne suscite plus l’intérêt, étant semblable à des milliers d’autres et n’ayant donc plus rien de spécifique, plus rien apte à éveiller la curiosité, justement au nom du fait qu’il ne se différencie plus guère des autres.

En aparté, le lien aux choses, le lien aux personnes, le lien aux idées, le lien à tout sujet possédant une quelconque existence ou une quelconque potentialité n’a pu qu’être menacé par cette évolution des mentalité. Le mécanisme en jeu n’est-il pas similaire ? Quand on a le sentiment qu’un sujet perd son identité, on s’en désintéresse quel qu’il soit. Mais nous y reviendrons bientôt. Pour l’heure, reprenons le cours de notre réflexion historique.

Il y eut ensuite deux chocs titanesques qui ébranlèrent le monde, deux conflits longs et ravageurs au cours desquels la production en série devint non pas un désavantage mais son exact contraire. En fait, la clé même de la victoire. Autrement plus préoccupant, on s’habitua à dépersonnaliser le soldat à l’extrême, ce qui est certes le lot de toute armée, mais dans une certaine mesure. Au cours des deux conflits mondiaux, qui cristallisèrent des moyens humains, logistiques et technologiques sans précédents, même la mort fut industrialisée. On qualifia l’un de ces conflits de « drôle de guerre », car à la fin les soldat ne savaient même plus pour quelle cause ils se battaient, pourquoi ils sacrifiaient leurs vies. Ils disposaient de la vie de l’ennemi sans savoir ce qui le justifiait. Parfois d’ailleurs ils ne savaient plus s’il fallait le haïr, ce drôle d’ennemi engendré par cette drôle de guerre, ou bien pactiser avec lui et, de fait, le voir quasiment comme un ami. Ils ne savaient plus se reconnaître, quand ils se regardaient, couverts de boue jusqu’au visage, méconnaissables, terrés dans des tranchées sordides bombardées à l’aveuglette. Ils ne savaient parfois même plus qui étaient leurs semblables qui tombaient sur le champ de bataille, et que l’on comptait sans savoir qui ils étaient, ces soldats soi-disant morts pour leur patrie, pour leurs familles et qui, soudain, se trouvaient affublés d’un qualificatif proprement désespérant : « inconnu ». Des soldats inconnus par milliers, que l’histoire et les mémoires n’ont sauvé de l’oubli qu’en érigeant des stèles qui au fond ne commémorent que l’oubli, la perte d’identité, la fuite de soi, l’échec de l’humain.

Dès la seconde moitié du vingtième siècle, on assista au développement exponentiel de la grande consommation. Là encore et plus que jamais, production de masse, rationalisation, standardisation. Les médias aussi se développèrent considérablement. La TSF, la radiodiffusion, la télévision, avec bientôt nombre de programmes variés, qu’il était si facile de parcourir en se levant pour tourner une simple molette, en se levant pour enclencher un bouton, puis en finissant par presser un bouton de télécommande sans avoir à se lever. Une diversité toujours accrue, qui donnait l’impression d’avoir le choix, alors que de plus en plus, on se contentait en fait de choisir entre un sujet et sa copie quasi conforme, dans une pensée de plus en plus codifiée, orientée, désincarnée, toujours plus facilement, toujours plus rapidement, toujours plus vainement.

L’ère du zapping était arrivée. L’ère du choix compulsif qui dissimulait, non, qui exprimait paradoxalement la quête d’un choix que l’on n’avait même plus le luxe de posséder. Production à la chaîne, rationalisation, standardisation, une nouvelle fois. Et puis, ou plutôt de concert, il y eut toutes ces modes, qu’elles soient vestimentaires, langagières, idéologiques, culturelles, qui finirent de dissoudre l’individu et autant de richesses personnelles, dans une masse socio-idéologique confuse qui ne portait pas de réel message. A toutes ces modes on donna des noms. Des noms percutants, des noms entraînants, des noms qui donnaient envie d’y croire. Ces noms furent sur toutes les lèvres, dans toutes les consciences, de tous les combats, mais pour combien de temps ? Une génération, tout au plus. Souvent, ils furent tellement plus éphémères.

La technologie s’immisçait toujours plus dans la société. Mais cela, nous en parlerons dans la suite de cet article…


David Benkoël

Analyste, je partage mon intérêt pour la construction de soi. J’aide par ailleurs des personnes en souffrance à se reconstruire.
david@torahcoach.fr

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