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De l’antisionisme à l’antisémitisme

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L’organisation de «Tel Aviv sur Seine» le 13 août dernier a donné lieu à une polémique aux relents nauséabonds lorsque des élu-e-s ont appelé à l’annulation de cet événement pourtant prévu pendant une seule journée au sein de Paris Plage. Alors que la récente semaine culturelle marocaine ou, chaque année, le Nouvel an chinois organisé par la mairie du 13e arrondissement n’ont donné lieu à aucune critique –le Maroc et la Chine n’étant pourtant pas des parangons de la démocratie–, il semblerait que, pour certains, honorer le partenariat culturel avec Tel Aviv en y dédiant quelques mètres carrés de sable en bord de Seine était se «soumettre aux sionistes».

Le dernier livre de Pierre-André Taguieff a le mérite de faire comprendre comment la soi-disant défense du peuple palestinien (qui est par ailleurs nécessaire et légitime), sert, sous couvert d’antisionisme radical, à habiller un nouvel antisémitisme. Ce livre assez concis mais bien étayé par différentes sources (240 pages de texte pour 70 pages de notes) est découpé en douze chapitres expliquant, sur le plan sociologique mais aussi politique et historique, l’émergence d’une «nouvelle configuration antijuive».

Un index aurait été utile car les propos de l’Abbé Pierre, Jean Genet, Jean Bricmont ou Jacques Attali méritent d’être facilement retrouvés. Après le succès de son livre sur La Nouvelle judéophobie, Taguieff introduit d’autres néologismes, plus ou moins pertinents, lui permettant de décortiquer et dénoncer avec brio les discours de Dieudonné, Tariq Ramadan ou du Parti des Indigènes de la République, tout en réglant parfois quelques comptes.

Les mots sont importants

Après «Regards sur la nouvelle configuration judéophobe», le livre a un autre sous-titre, «antisionisme propalestinisme, islamisme». Comme il l’explique en introduction, l’envers de ce propalestinisme qui est apparu au grand jour en juillet 2014 pendant la dernière guerre à Gaza est «la diabolisation d’Israël». Pour les militants de cette cause, «les Juifs sont devenus les sionistes» et un sioniste est «tout individu soupçonné d’être un défenseur de l’État d’Israël». Peu importe que ces individus reconnaissent l’existence d’Israël dans les frontières d’avant 1967 et condamnent la colonisation en Cisjordanie et Jérusalem-Est, ils sont des sionistes et, le succès des thèses complotistes aidant, ces sionistes sont considérés comme tout puissants, infiltrés au plus haut niveau dans la plupart des pays occidentaux.

Taguieff évoque la «gallophobie» pour qualifier le racisme qui s’attaque aux Français nés de parents français qualifiés de «sous-chiens»

Si le premier chapitre décrit «l’antisionisme radical», ce n’est que bien plus tard, dans une section intitulée «clarifier le langage», que l’auteur explique que les antisionistes radicaux ont pour but «l’élimination de l’État juif». Pour eux, il ne s’agit pas de s’opposer au sionisme, vu historiquement comme émergence d’un nationalisme juif, mais bien plus de s’opposer à une «entité sioniste» imaginaire décrite dans le faux le plus célèbre, les Protocoles des Sages de Sion, rédigé en 1901-1902 et aujourd’hui encore largement diffusé sur les sites antisémites. Dans les dernières pages du livre, on lit encore qu’après le «judéocide» nazi, les antisionistes radicaux rêvent d’un «israélicide».

Toujours dans le chapitre introductif, Taguieff évoque la «gallophobie» pour qualifier le racisme qui s’attaque aux Français nés de parents français qualifiés de «sou(s-)chiens» par leurs contempteurs. Les mouvements antiracistes ont effectivement parfois du mal à reconnaître cette réalité et dans le chapitre consacré au «racisme anti-Blancs» l’auteur rappelle pertinemment ces propos de Perre Paraf, président du MRPA, qui, en 1964, notait que «le racisme amène souvent un contre-racisme». Pour autant, ce sont sans doute les traits conservateurs de l’auteur qui ressortent lorsque ce dernier qualifie les propos d’Anne Lauvergeon «d’androphobe» et «leucophobe» lorsque celle-ci explique que dans un souci de discrimination positive, à compétence égale, elle choisirait pour son entreprise une femme de couleur à un «mâle blanc».

«Islamismophobie» et «israélophobie»

Dans la série des «phobies», le spécialiste de la judéophobie n’a pas dû avoir le temps avant de déposer son manuscrit de prendre en compte le petit livre de Charb sur l’islamophobie (Lettre aux escrocs de l’islamophobie qui font le jeu des racistes) qui démontre comment ce concept a été utilisé pour attaquer en même temps les racistes et ceux qui osent critiquer certains aspects de l’islam, notamment l’islamisme. Taguieff explique, comme l’ancien rédacteur-en-chef de Charlie Hebdo, comment les islamistes radicaux et les antiracistes se retrouvent contre ceux qu’ils considèrent «islamophobes». Spécialiste des néologismes, Taguieff estime qu’il serait plus judicieux d’évoquer une «islamismophobie» plutôt qu’une islamophobie et il estime que «l’israélophobie» est la nouvelle judéophobie.

Bien des intellectuels peinent à se départir du modèle sociologisant considérant les musulmans comme les nouveaux prolétairesCette pluie de néologismes permet peut-être plus de précision dans le langage, mais à côté de ces créations, l’intellectuel néoconservateur qui met des guillemets à «théorie du genre» reprend à son compte un vocabulaire politique assez marqué, notamment «gauchiste», pour discréditer les antiracistes de gauche et même «néo-gauchisme». Lorsqu’il s’agit de démonter le verbiage du «Parti des Indigènes de la République», ce qui est nécessaire, «groupuscule islamo-gauchiste» n’est pas très scientifique et on aurait préféré une analyse rigoureuse des déclarations de cette association.

Le chercheur du CNRS est plus intéressant lorsqu’il s’intéresse, par exemple, à la généalogie de «la culture de l’excuse, élaborée (…) depuis les années 1970 sous le double patronage de Pierre Bourdieu et Michel Foucault lus avec les gros sabots du militantisme basique, avant d’être intériorisée par nombre d’enseignants et de magistrats, et simultanément diffusée par les médias situés à gauche.» En effet, aujourd’hui encore, bien des intellectuels peinent à se départir du modèle sociologisant considérant les musulmans comme les nouveaux prolétaires, alors que, par exemple, le nombre d’ingénieurs s’engageant dans les rangs de Daesh devraient les amener à remettre en cause cette «culture de l’excuse».

Israël et les Juifs français

Sur les liens qui unissent les Juifs français avec Israël, Taguieff semble adopter un parti pris. Pour preuve de l’attrait d’Israël pour les Juifs français, il commente les chiffres sur le nombre de Français qui font leur alya –actuellement un peu plus de 1% des Juifs français, ce qui ne correspond pas vraiment, heureusement, à une vision d’exode– mais il omet d’évoquer les cas de «yerida», ceux qui rentrent en France (environ un tiers). S’il existe indubitablement une France antijuive issue d’un antisionisme radical, ce qui est la thèse centrale du livre, il serait honnête de reconnaître que cette vague antijuive est liée à l’importation du conflit israélo-palestinien et que le Crif a sa part de responsabilité, lorsque par exemple pendant la Guerre de Gaza de 2008/2009, son président déclare sans la moindre étude à ce sujet que 95% des Juifs de France soutenaient l’opération menée par l’armée israélienne.

Dans certains passages, le livre souffre d’approximations. Au sujet des incidents à proximité de la synagogue de la rue de la Roquette en juillet 2014, l’auteur considère qu’il s’agissait «d’une tentative d’intrusion violente», alors que la réalité est bien plus complexe, impliquant la Ligue de Défense Juive.

Le tableau qui est fait de la situation en Israël est lui aussi trompeur. Citant Eric Marty, Pierre-André Taguieff estime que les Arabes israéliens ont «les mêmes droits politiques, sociaux, sanitaires, économiques, éducatifs que les Juifs». Comment peut-on être si mal informé, par exemple, pour ce qui concerne le droit d’acheter des terres ou simplement d’obtenir des bourses d’étude? Sur ces sujets, l’auteur se fait plus polémiste que chercheur. Lorsqu’il répond aux propos haineux sur le «peuple élu» relayés par des antisionistes radicaux, il ajoute «Faut-il préciser qu’aujourd’hui, depuis la fin 2012, les Palestiniens sont le peuple élu par l’ONU?».

Des déconstructions salutaires…

Taguieff est mieux inspiré lorsque, pas à pas, il déconstruit le discours de Dieudonné qui ose dénoncer «l’occupation sioniste» de la France après l’occupation allemande. Le chercheur démontre dans un chapitre intitulé «Le commerce contemporain de la haine antijuive: le couple Soral/Dieudonné et la formation d’un nouveau front ‘antisioniste’» comment peu à peu, partant d’un antiracisme probablement sincère, le trublion a réussi à convaincre un large public, en ligne mais aussi avec ses spectacles, que la lutte contre les Juifs était aujourd’hui la priorité pour combattre le racisme.

Certains règlements de compte nuisent au sérieux de l’ensemble

Lorsqu’il s’en prend à Tariq Ramadan, au «Parti des Indigènes de la République» ou au «BDS», ce mouvement appelant à boycotter et sanctionner Israël tout en retirant les investissements dans ce pays, il est également convaincant, même si ce dernier sujet, éminemment actuel, aurait pu donner lieu à de plus amples commentaires. Le BDS a trois principales revendications: le retour aux frontières d’avant 1967, la fin des discriminations et le droit au retour des réfugiés palestiniens en Israël ainsi que leurs descendants. Ce dernier objectif, d’ailleurs rejeté par l’Autorité palestinienne, est incompatible avec tout accord de paix.

…et des règlements de compte

Mélangeant les genres, l’auteur utilise aussi son livre pour s’attaquer aux «gauchistes» et à «l’extrême gauche». Dans une même ligne, Noam Chomsky, Etienne Balibar, Norman Finkelstein et Dominique Vidal sont ainsi qualifiés de «Juifs antijuifs» ou antisémites participant tous à une «industrie antisioniste». Même chose pour Les Guignols de l’Info ou Nicolas Bedos: «large faisceau de provocateurs professionnels jouant les esprits libres, de Jean-Marie Le Pen à Robert Faurisson, en passant par Dieudonné, Alain Soral et Thierry Meyssan, sans oublier les versions édulcorées à goûter en famille (les Bedos père et fils, Les Guignols de l’Info, les néo-pétomanes de toutes obédiences, etc.).»

Le correspondant de France 2 à Jérusalem, Charles Enderlin, est aussi pris implicitement à parti lorsque Taguieff dénonce la «mise en scène médiatique de la “mort du petit Mohammed al-Durah”» et Stéphane Hessel n’est considéré que comme le «maître incontesté de l’indignation sélective» alors qu’il peut exister de bonnes raisons pour des Juifs français (dont l’auteur de ces lignes), de se sentir particulièrement attentifs à la politique menée par «l’État juif».

Une fois le livre refermé, on comprend mieux la haine antijuive qui déferle en France, et pour cela ce livre est salutaire, mais certains règlements de compte nuisent au sérieux de l’ensemble.

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