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Paracha Ékev : mémoire, éthique et souveraineté, lecture biblique et philosophique. Par Rony Akrich

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La paracha Ékev déploie devant nous une trame de vie entière, où chaque composante de l’existence nationale et individuelle est tissée dans un cadre d’alliance, de responsabilité et de mémoire. Dès l’ouverture : « Pour prix de votre obéissance à ces lois et de votre fidélité à les accomplir, l’Éternel, votre Dieu, sera fidèle aussi au pacte de bienveillance qu’il a juré à vos pères. » (Deutéronome 7 :12), se révèle l’idée que l’histoire morale n’est pas une succession d’événements fortuits, mais une chaîne causale. Si nous observons les commandements de l’Éternel, l’alliance sera préservée ; sinon, elle se perdra. Nos Sages (Sota 14a) expliquent que le mot ‘ékev’ fait aussi allusion aux mitsvot que l’homme « piétine de son talon », c’est-à-dire celles qui semblent mineures mais qui déterminent pourtant notre destin. On retrouve ici une idée proche de celle d’Emmanuel Kant dans son concept de « règne des fins », où la rationalité morale est universelle et nécessaire, indépendante de la volonté arbitraire d’un dirigeant ou du hasard.

La paracha répète et renforce l’avertissement contre l’oubli : « Garde-toi d’oublier l’Éternel, ton Dieu, de négliger ses préceptes, ses institutions et ses lois, que je t’impose en ce jour. Peut-être, jouissant d’une nourriture abondante, bâtissant de belles maisons où tu vivras tranquille, voyant prospérer ton gros et ton menu bétail, croître ton argent et ton or, se multiplier tous tes biens, peut-être ton cœur s’enorgueillira-t-il, et tu oublieras l’Éternel, ton Dieu, qui t’a tiré du pays d’Egypte, de la maison de servitude» (Deutéronome 8 :11-14). L’oubli ici n’est pas seulement une faiblesse de la mémoire, mais une faute morale, comme l’explique Nahmanide: l’homme risque d’attribuer sa réussite à sa seule force. Dans la pensée contemporaine, Emmanuel Levinas (Éthique et Infini) voit dans la mémoire une responsabilité constante envers autrui, tandis que Henri Bergson (Matière et Mémoire) la décrit comme un acte vivant qui oriente le présent. Déjà la Bible fixe la mémoire comme un commandement actif : « Souviens-toi de ce que t’a fait Amalec » (Deutéronome 25 :17) ou « Souviens-toi du jour du Chabbat pour le sanctifier » (Exode 20 :8) – un acte de conscience morale, non pas un simple rappel historique.

Au centre, apparaît l’affirmation célèbre :  » … pour te prouver que l’homme ne vit pas seulement de pain, mais qu’il peut vivre de tout ce que produit le verbe du Seigneur. » (Deutéronome 8 :3). Rachi explique que la manne a été donnée pour montrer que la vie dépend du décret divin, et non de la matière elle-même. Maïmonide, dans son Guide des Égarés (3, 24), souligne que l’existence matérielle n’est pas une fin en soi, mais un moyen pour servir le projet divin. En philosophie générale, Kierkegaard (Crainte et Tremblement) parle de la nécessité d’une « vérité subjective » qui donne sens à la vie, et Abraham Joshua Heschel (L’Homme n’est pas seul) évoque une « faim de signification » tout aussi fondamentale que la faim physique.

La Terre est décrite comme « Car l’Éternel, ton Dieu, te conduit dans un pays fortuné, un pays plein de cours d’eau, de sources et de torrents, qui s’épandent dans la vallée ou sur la montagne; 8 un pays qui produit le froment et l’orge, le raisin, la figue et la grenade, l’olive huileuse et le miel; 9 un pays où tu ne mangeras pas ton pain avec parcimonie, où tu ne manqueras de rien; les cailloux y sont du fer, et de ses montagnes tu extrairas du cuivre. 10 Tu jouiras de ces biens, tu t’en rassasieras. Rends grâce alors à l’Éternel, ton Dieu, du bon pays qu’il t’aura donné! » (Deutéronome 8 :7-10) mais sa possession est conditionnée par la morale : « Or, si jamais tu oublies l’Éternel, ton Dieu, si tu t’attaches à des dieux étrangers, que tu les serves et que tu leur rendes hommage, je vous le déclare en ce jour, vous périrez!  » (Deutéronome 8 :19). Cette idée est déjà présente dans Lévitique 18 :28 : « Craignez que cette terre ne vous vomisse si vous la souillez, comme elle a vomi le peuple qui l’habitait avant vous ». Ici, la vision biblique de la souveraineté se distingue de la vision purement réaliste : la possession de la terre n’est pas un droit absolu fondé sur la force, mais une responsabilité issue de l’alliance. Le Ralbag (Rabbi Levi Ben Gershon) commente que la domination politique découle de la justice morale, et non du seul triomphe militaire.

La paracha conjugue grâce et rigueur. D’un côté : « Il t’aimera, te bénira, te multipliera, il bénira le fruit de tes entrailles et le fruit de ton sol, ton blé, ton vin et ton huile, les produits de ton gros et de ton menu bétail, dans le pays qu’il a juré à tes pères de te donner. » (Deutéronome 7 :13) ; de l’autre : « Il mettra leurs rois dans ta main, et tu effaceras leur mémoire sous le ciel; pas un ne te tiendra tête, de sorte que tu les extermineras tous. » (ibid., v. 24). Maïmonide (Guide des Égarés 3, 39) voit dans ce double mouvement la nécessité de combiner miséricorde et justice pour maintenir une société droite. En philosophie chrétienne, Augustin et Thomas d’Aquin traitent eux aussi de cette tension, mais dans la Torah, elle est enracinée dans une réalité politique et nationale concrète.

Enfin vient l’avertissement contre l’orgueil national : « Ne dis pas en ton cœur, lorsque l’Éternel, ton Dieu, les aura ainsi écartés de devant toi: « C’est grâce à mon mérite que l’Éternel m’a introduit dans ce pays pour en prendre possession, » quand c’est à cause de la perversité de ces peuples que l’Éternel les dépossède à ton profit. » (Deutéronome 9 :4). Rachi insiste sur le fait que la réussite ne provient pas uniquement de notre mérite, mais aussi de la perversité des nations qui en ont été chassées et de l’alliance avec les Patriarches. Philosophiquement, c’est un appel à l’humilité existentielle, un principe que Spinoza, dans son Traité théologico-politique, exprime en critiquant l’auto-glorification nationale, et qui rejoint l’avertissement des anciens Grecs contre l’hubris, la démesure menant à la chute.

Ainsi, la paracha Ékev se présente non comme un simple recueil d’avertissements, mais comme une véritable déclaration de vie : la moralité comme condition de l’existence, la mémoire comme acte continu, le sens comme besoin vital, la souveraineté découlant de la justice, la vie oscillant entre grâce et rigueur, et la réussite exigeant l’humilité. Chaque ‘ékev’ – chaque action, même la plus apparemment insignifiante, s’entrelace dans la trame de l’histoire et façonne l’avenir de l’individu et du peuple.

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