Repenser les devoirs du citoyen juif face à l’exigence de l’histoire Hébraïque.
Il est des fractures qui ne relèvent pas seulement de l’histoire ou de la politique, mais de l’essence même de ce que signifie être un peuple. La rupture entre une partie de l’orthodoxie juive contemporaine et l’État d’Israël n’est pas un désaccord conjoncturel, mais le symptôme d’un divorce plus profond : une opposition entre deux visions inconciliables du judaïsme, deux manières d’habiter le monde, deux conceptions du lien entre foi, peuple et histoire.
Le judaïsme rabbinique tel qu’il s’est structuré après la destruction du Temple est une religion façonnée pour l’exil. Il est né dans les ruines, dans l’effondrement de la souveraineté, et il a bâti sa survie sur une stratégie d’enfermement sacré. La Loi s’est surcodifiée, la pensée s’est repliée sur elle-même, la prière a remplacé l’action, et l’attente du Messie est devenue prétexte à l’inaction. On a érigé l’impuissance en idéal, on a fait de l’exil une condition ontologique, non plus un accident tragique. Le judaïsme est ainsi devenu une religion de la survie sans nation, sans terre, sans armée, sans responsabilité, une religion sans corps.
C’est cette orthodoxie ashkénaze, née dans le froid des shtetls et les tourments des pogroms, puis radicalisée dans les ruines d’Auschwitz, qui a élevé l’étude continue comme unique vocation et méprisé toute incarnation politique. Elle a codifié l’exil, sacralisé l’attente, et fait du retrait du monde une vertu suprême. Lorsqu’Israël est revenu sur sa terre, que la langue a ressuscité, que les frontières ont été rétablies, cette orthodoxie n’a pas su, ou pas voulu, se réadapter. Elle a continué à vivre dans l’État d’Israël comme dans un hôte toléré, exigeant des droits, mais refusant les devoirs. On réclame subventions, logements, allocations, mais on refuse le service militaire, la solidarité nationale, la prière pour les soldats, la reconnaissance du drapeau. On vit ici, mais on nie la légitimité même de l’ici.
Ce refus n’est pas seulement politique, il est théologique. Il nie que l’homme juif puisse revenir sur sa terre par ses propres forces, sans intervention miraculeuse. Il rejette la souveraineté comme impureté, il voit dans l’armée une profanation, dans l’État une erreur. La terre d’Israël n’est plus la promesse, elle devient la tentation, le politique est chassé du religieux comme impur, la Torah devient scolastique, la vie devient péché.
Or cette vision n’est pas universelle, elle ne fut jamais celle du judaïsme oriental. De Fès à Bagdad, d’Alep à Sanaa, les juifs d’Orient n’ont jamais confondu religion et repli, foi et retrait. Leur Torah était vivante, enracinée, prophétique, elle s’exprimait dans la langue biblique, dans les mélodies séfarades, dans la justice communautaire, dans l’accueil de l’étranger et la responsabilité collective. Le Talmud y restait lié au Tanakh, on priait pour Jérusalem sans oublier Hébron, Shilo, la Samarie, l’exil y était supporté, non vénéré, on attendait le Messie, mais on vivait le peuple.
Ce sont les structures religieuses ashkénazes, après 1948, qui ont progressivement absorbé, formaté, et déraciné une partie du judaïsme oriental. Par clientélisme, pauvreté, isolement, nombre de familles mizrahim ont été happées dans une doxa ultra-orthodoxe qui leur était étrangère. Elles ont troqué leur judaïsme charnel, chantant, biblique, contre un univers noir et blanc, de règles sans peuple, de textes sans langue vivante. Ce fut une trahison, ce fut aussi un vol d’identité.
Car nul n’a jamais écrit un « Choulkhan Aroukh national » pour les Hébreux, si ce n’est le Tanakh lui-même. Le Talmud est l’œuvre de l’exil, un codex respectable pour la survie du judaïsme. Le Tanakh, lui, est la constitution du peuple hébreu vivant, qui fait l’expérience de l’indépendance et de la souveraineté comme commandement divin transmis à Moïse et à Israël. C’est là que l’on trouve le projet politique de la Torah, la conquête, la justice, la royauté, la guerre, la terre. Josué reçoit l’ordre d’entrer et d’habiter (Josué 1). Le Deutéronome ordonne d’établir des juges et une loi juste (Deut. 16). Le Livre de Samuel encadre la royauté sans l’abolir (1 Samuel). Les prophètes, de Jérémie à Ézéchiel, crient pour un peuple qui doit revenir sur sa terre et y restaurer la justice. Le Tanakh ne rêve pas d’éternité hors du monde, il appelle à une fidélité dans le monde, dans l’histoire, dans la vie.
C’est cette lecture que défendait le Rav Léon Ashkenazi, Manitou : l’exil n’est pas une vocation, c’est une maladie, l’identité juive n’est pas une essence théologique : elle est une trajectoire, une histoire. Israël ne fut jamais une religion, mais un peuple et la Torah fut donnée à une nation naissante, non à une élite érudite. Pour Manitou, la Torah ne se suffit pas à elle-même, elle est mission, appel, projet, elle demande une terre, un corps, une justice.
Emmanuel Levinas, tout en pensant l’éthique du visage et la responsabilité infinie, n’a cessé d’appeler à relier tradition et réalité. Il affirme qu’une tradition réduite à la seule répétition des textes, sans ouverture vers l’humain ni engagement dans le champ politique, devient une trahison de son essence. Il appelle à une Torah qui éclaire le réel, qui s’adresse au monde plutôt que de s’en détourner, une Torah de la responsabilité concrète, non de l’abstraction désincarnée.
Maïmonide, quant à lui, dans le Mishné Torah, codifie la guerre, la fiscalité, la royauté. Il pense la loi comme projet de société, le roi est au service du peuple, la Torah est une constitution pour une nation juste, pas un rite de survie pour communauté assiégée. Chez Maïmonide, la grandeur d’Israël passe par sa capacité à incarner l’idéal de justice dans la réalité politique.
Aujourd’hui, ce refus de la réalité prend une forme concrète et destructrice, il est devenu une stratégie d’évitement organisée. Une partie du monde ultra-orthodoxe vit du collectif sans le reconnaître, exige les droits mais rejette les devoirs, cela mine le pacte social, cela fragilise l’unité nationale, cela met en péril la pérennité même du projet israélien.
Il faut donc restaurer une parole claire, le judaïsme ne peut survivre sans le retour au réel. Il ne peut vivre sur une terre sans l’aimer, sans la servir, sans la défendre, il ne peut réclamer Jérusalem et refuser Tsahal, il ne peut pleurer le Temple et mépriser la souveraineté.
Il est temps que la Torah redescende du ciel abstrait dans lequel on l’a exilée, pour habiter les carrefours du monde, il est temps que l’héritage prophétique et oriental retrouve sa place au cœur de la nation. Il est temps de rappeler que l’Alliance ne se joue pas dans l’étude seule, mais dans l’histoire, dans la justice, dans le courage, dans la fidélité à une terre et à un peuple, il est temps que l’Hébreu se relève, debout, libre, responsable et fidèle.
Rony Akrich

Ashdodcafe.com

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