Pendant deux mille ans, nous n’avons su que pleurer. Pleurer sur un Temple détruit, sur Jérusalem calcinée, sur un peuple dispersé aux quatre vents, sur le silence de la prophétie et sur une dissimulation prolongée de la Face divine. Nous avons pleuré au bord des fleuves de Babylone, sur les marches du ghetto, en murmure étouffé dans les caves, sur les tombes des ancêtres que nous n’avons jamais vus, sur un avenir avorté. La complainte est devenue la langue maternelle du Juif, et la destruction – son identité existentielle.
Mais voilà soixante-dix-sept ans que nous ne savons pas seulement pleurer, mais construire. Non plus seulement gémir, mais nous reconstruire. L’État d’Israël n’est pas qu’un projet politique, il est une révolution de conscience. Il est l’appel d’un peuple qui comprend qu’il est temps de cesser de se cacher derrière la mémoire de la perte, pour commencer à accomplir sa mission, en tant que nation qui a survécu pour se relever.
Et ce sont précisément les grands pleureurs du désastre, ceux qui criaient chaque année « Jérusalem est en ruines ! », qui s’enveloppaient dans le châle de la lamentation, et scandaient le ciel de l’exil d’un chant de plainte, qui ont été les premiers à manquer le retour à Sion. Ils ont bâti une théologie de la ruine, mais lorsque la brèche s’est ouverte, ils ont pris peur. Quand les portes se sont ouvertes, quand la renaissance nationale a commencé, quand Sion non seulement a été interrogée mais a répondu, ils ont détourné le regard. Car ils ne cherchaient pas la rédemption dans la réalité, seulement dans le langage. Ils ne désiraient pas un véritable retour, mais la conservation du deuil. La destruction était pour eux une identité, non une tragédie à réparer.
Face à eux, se tiennent ceux qui n’ont jamais pleuré. Ces assimilés, demi-éclairés, complètement occidentalisés, qui ont léché la poussière de l’exil avec zèle et allégresse. Ils n’ont pas versé une larme pour la destruction du Temple, ils n’ont pas porté Jérusalem dans leur cœur, ils n’ont pas chanté « Si je t’oublie, Jérusalem« , ils l’ont oubliée dans les faits. Ils n’ont pas jeûné, n’ont pas touché la cendre, n’ont pas tremblé devant le sanctuaire, car ils ne cherchaient pas de maison, sinon une autre, universelle, confortable, neutre, européenne.
Et ainsi s’est formée une situation absurde :
Ceux qui pleuraient, n’ont pas reconnu la résurrection.
Et ceux qui ne pleuraient pas, n’ont pas compris la douleur.
Car seul celui qui a réellement pleuré sur Sion peut véritablement voir son retour.
Et seul celui qui voulait revenir peut savoir qu’il est revenu.
Ceci est notre appel aujourd’hui : sortir des deux aveuglements.
De ce culte de l’exil qui refuse de guérir du désastre, et de cet oubli assimilé qui n’a jamais porté la douleur.
Car le 9 Av n’est pas seulement un jour de pleurs, mais de décision.
Nous ne serons plus captifs des lamentateurs qui ne veulent pas se lever.
Et nous n’écouterons plus les indifférents qui ne se sont jamais endormis dans la ruine, car ils ne s’y sont jamais réveillés.
Il est temps d’exiger une double exigence morale : revenir vraiment, et pleurer sur ce qui mérite les larmes, afin de bâtir ce qui mérite d’être bâti.
Le 9 Av n’est donc plus simplement une date dans un calendrier d’exil, mais un défi identitaire et moral pour la génération de la renaissance. Pendant des générations, il fut le sommet de la douleur collective. La voix d’un peuple brûlé deux fois, tombé, relevé, retombé, et tourné vers une maison qui n’existait plus. Pendant deux mille ans, les Juifs ont frappé leurs cœurs sur les dalles de pierre, prié « Sion, ne t’enquiers-tu pas ? », pleuré en silence au bord des fleuves de Babylone, et décidé dans leur cœur de revenir, un jour, à l’endroit où la Présence divine pourrait résider parmi eux.
Mais le retour a eu lieu. Non pas comme miracle soudain, mais comme processus. Non en un instant, mais génération après génération. Non sur un âne messianique, mais dans des trains pleins de nouveaux immigrants. Et voici que Jérusalem est reconstruite. Sion est habitée. Le Kotel tient debout. L’hébreu est parlé. Une armée protège. Une indépendance politique existe. Comment pouvons-nous encore réciter, dans le même souffle, les mêmes lamentations trempées dans le sang de l’exil ?
Pouvons-nous encore dire honnêtement : « Elle n’a point de consolateur », alors que nous avons un gouvernement, des élections, des universités, un aéroport international, et des yeshivot qui fleurissent sur les collines de Judée ? Pouvons-nous encore proclamer, l’œil sec ou humide : « Au bord des fleuves de Babylone, là nous étions assis et nous pleurions en nous souvenant de Sion », alors que nous sommes assis en Sion, présents de corps, même si peut-être pas encore tout à fait d’âme ?
Les prophètes ne se sont jamais contentés de pleurer. Ils ont exigé la réparation. Isaïe (chapitre 1) s’adresse au peuple assis sur sa terre et dit : « Lavez-vous, purifiez-vous, ôtez le mal de vos actions », car il ne peut y avoir de Temple sans justice. Jérémie s’indigne de paroles vides : « Le Temple de l’Éternel ! Le Temple de l’Éternel ! », comme si un slogan suffisait à couvrir une corruption morale.
La Mishnah (traité Yoma) désigne la haine gratuite comme la cause du second désastre – non une simple querelle, mais un effondrement du tissu collectif, une incapacité à vivre ensemble en responsabilité mutuelle.
Maïmonide, dans ses lois du jeûne, affirme que ces jours sont là pour « éveiller les cœurs et ouvrir les voies du repentir ». Il ne s’agit pas de nostalgie, mais d’un appel. Le jeûne n’est pas une punition, mais une prise de conscience. Il nous rappelle que la ruine ne se mesure pas en pierres, mais en êtres humains.
Et pourtant, un État s’est levé. Le rassemblement des exilés a eu lieu. La langue hébraïque est ressuscitée. Les frontières ont été défendues, au prix du sang de nos fils. Ne sommes-nous pas rachetés ? N’est-ce pas le début de la rédemption ?
Le Rav Kook, dans Orot HaTechiyah, met en garde contre l’aveuglement religieux qui refuse de reconnaître la lumière de Dieu lorsqu’elle apparaît sous des formes inhabituelles : « Il y a ceux qui, attachés à la Torah de l’exil, ne reconnaissent pas la lumière divine qui se manifeste à présent, et l’appellent ténèbres. » Pour lui, le retour en terre d’Israël est un processus profond, complexe, mais nécessaire, la rencontre entre l’âme d’Israël et son corps.
À l’opposé, le Rav Joseph B. Soloveitchik avertit que la rédemption du corps n’est pas encore celle de l’âme. Un État existe, une force armée aussi, mais la question demeure : avons-nous retrouvé le buisson ardent, la conscience, la morale, l’alliance ?
Dès lors, la grande question de notre époque est la suivante : sommes-nous prêts à passer de la lamentation à la responsabilité ? À quitter la conscience de victime pour assumer celle de porteur de l’alliance ? Non plus pleurer ce que nous avons perdu, mais bâtir ce que nous n’avons pas encore osé créer.
Et voici que résonne la voix d’Agnon, prophète littéraire de la renaissance juive, qui écrivait, entre sacré et profane, exil et terre retrouvée : « Partout où je vais, Jérusalem marche avec moi. Mais parfois, je me demande : quelle Jérusalem est-ce donc ? »
En effet, quelle Jérusalem construisons-nous ? Une ville de pierre ou de justice ? De centres commerciaux ou de prophètes ? Une identité vivante ou des symboles vides ?
Hannah Arendt, dans sa pensée politique, souligne que la ruine véritable se produit lorsque les hommes cessent de participer à la création d’un monde commun, lorsque l’espace public se mue en arène de cynisme, d’indifférence, d’abandon de la responsabilité. Israël a-t-il échappé à ce danger, ou simplement changé d’apparence ?
Le 9 Av de la génération de la renaissance n’est plus un simple jour de mémoire, mais un défi de profondeur. Le jeûne. ce n’est pas nier la réalité, mais dévoiler ce qui lui manque. Le désastre. ce n’est pas seulement le passé, mais ce qui en nous s’en éloigne encore : justice, identité, fraternité.
Il est temps de demander non plus seulement ce qui a été détruit mais ce qui n’a pas encore été construit. Ne plus nous asseoir sur le sol par faiblesse, mais par humilité. Ne plus prier uniquement à partir de la brisure, mais depuis la mission.
« Sion sera rachetée par le droit, et ses captifs par la justice » (Isaïe 1, 27)
C’est là l’appel de notre génération : transformer la mémoire en vocation, la larme en responsabilité, la plainte en alliance. Car le 9 Av n’est pas une fin, mais un commencement. Une question d’abîme et de hauteur : sommes-nous une génération qui pleure ou une génération qui construit ?
Rony Akrich
Ashdodcafe.com
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