Le Shabbat réside au cœur de l’identité juive, un don ancien et précieux fait à Israël — « J’ai un beau cadeau dans mon trésor, et il s’appelle Shabbat ». Mais il ne s’agit pas seulement d’un simple repos hebdomadaire : c’est un secret à double face, une rencontre vivante entre deux mondes : le monde de la Création et celui de la Rédemption, la voix de Dieu et celle de l’homme.
Dans les Dix Commandements du livre de l’Exode, la Torah prescrit : « Souviens-toi du jour du Shabbat pour le sanctifier… Car en six jours, l’Éternel a fait le ciel et la terre… C’est pourquoi l’Éternel a béni le jour du Shabbat et l’a sanctifié. » Ici, le Shabbat est un souvenir de la Création du monde : l’homme cesse tout travail pour ressembler à son Créateur, pour s’intégrer dans les cycles de la nature, pour actualiser l’ordre cosmique. Un jour où le Juif s’élève au-dessus de la routine, contemple le miracle de l’existence et respire le sublime. C’est la connexion à l’infini, le Shabbat de Dieu, un Shabbat de sainteté suprême et d’existence pure.
Mais dans la paracha Vaet’hanan (Deutéronome), la perspective se renverse : « Garde le jour du Shabbat pour le sanctifier… Tu te souviendras que tu as été esclave en Égypte et que l’Éternel ton Dieu t’en a fait sortir… C’est pourquoi l’Éternel ton Dieu t’a ordonné de garder le Shabbat. » Ici, le Shabbat devient un souvenir de la sortie d’Égypte : souvenir de l’esclavage et de la libération, du combat pour la liberté, de la valeur du repos et de l’égalité pour tous, même pour les plus faibles : « Afin que ton serviteur et ta servante se reposent comme toi. » C’est un Shabbat de morale et de compassion, de responsabilité sociale et de réparation du monde. Le Shabbat n’est plus seulement une élévation de l’esprit : il devient aussi une main tendue vers le plus faible, une libération de tout joug, un jour pour construire un monde nouveau et juste.
Les Sages d’Israël ont ressenti cette tension entre les deux visages du Shabbat, entre « Souviens-toi » et « Garde », entre la Création et la Rédemption, entre le sacré et le profane, entre l’élévation et la réalité, entre la ressemblance à Dieu et la responsabilité envers autrui. « Souviens-toi et garde furent prononcés d’une seule parole, ce qu’aucune oreille n’avait jamais entendu », disent-ils. Deux voix se font entendre en même temps, et l’homme est appelé à créer un pont entre elles. Le Shabbat englobe à la fois la sainteté et la morale, l’univers et l’histoire, la divinité et l’humanité.
Cela s’exprime particulièrement dans la formule du kiddouch du vendredi soir : « En mémoire de la Création du monde… En souvenir de la sortie d’Égypte. » Le kiddouch unit le récit cosmique et le récit humain, le temps de la Création et celui de la Rédemption. Le soir du Shabbat, devant la lumière, le vin et la challah, l’homme devient libre dans deux mondes : enfant du cosmos et de l’histoire, du temps et de la liberté.
Et pourtant, bien que le kiddouch et les prières du Shabbat paraissent tisser ensemble ces deux dimensions — la Création et l’Exode d’Égypte —, une analyse attentive révèle que la majorité du langage liturgique met l’accent sur l’aspect universel, le sublime, qui s’adresse à tout être humain, le « Shabbat de Dieu ». La dimension nationale et sociale, le souvenir de l’esclavage et de la liberté, le Shabbat de la responsabilité sociale, demeure presque silencieuse dans la prière. Les Sages, œuvrant en exil, dans un monde où la souveraineté nationale n’était qu’un rêve lointain, ont privilégié les thèmes universels du Shabbat : la Création, l’élévation, la ressemblance à Dieu. Un Shabbat « palais dans le temps » bien plus qu’un jour pour un peuple libre sur sa terre, construisant une société exemplaire.
Il n’existe pratiquement aucun indice dans la prière d’un Shabbat comme temps de libération sociale, de justice pour les serviteurs, les ouvriers, l’étranger ou l’orphelin, de solidarité mutuelle — le versant de « Garde », celui de Moïse. Ce manque du Shabbat de la responsabilité, du Shabbat de la réparation sociale, est ressenti d’autant plus vivement à notre époque, où nous sommes revenus sur notre terre et recréons une société vivante et indépendante.
Ici même, en terre d’Israël, se renouvelle la possibilité d’appeler le Shabbat non seulement à être un jour de Création et de sainteté, mais aussi un jour de réparation sociale, de solidarité, de partenariat humain — un jour de liberté concrète et de vie corrigée pour tous. Peut-être serait-il bon d’adopter à nouveau les mots de la Torah : « Afin que ton serviteur et ta servante se reposent comme toi », et d’y voir une mission renouvelée pour la prière, la communauté et la société israélienne. Le moment est peut-être venu de redonner vie au Shabbat de la liberté, au Shabbat de la responsabilité sociale, au Shabbat du peuple sur sa terre — le Shabbat de Moïse, pas moins que celui de Dieu.
Les penseurs modernes ont vu dans le Shabbat une célébration de cette tension créatrice : Buber soulignait le dialogue, la rencontre vivante entre Dieu et l’homme. Heschel parlait d’un « palais dans le temps » — un espace où la sainteté se réalise non seulement par le retrait, mais aussi par la création d’une société humaine morale et libre. Leibowitz insistait : il ne s’agit pas seulement d’une expérience mystique ou émotionnelle, mais d’un engagement envers la mitsva, envers la responsabilité et la justice.
Le Shabbat est un pont : un pont entre le ciel et la terre, entre l’esprit et l’action, entre le sublime et la réalité, entre l’aspiration et l’accomplissement, entre la divinité et l’humanité. Chaque Juif, en son Shabbat, est un funambule sur ce pont — il vit cette tension, la porte, et la transforme en harmonie : il chante la Création et se souvient de la liberté, il sanctifie le temps et a compassion de l’homme.
Et le soir du Shabbat, quand le temps devient palais, et que le monde se tait pour écouter la voix de la Création et celle de la Rédemption, le cœur s’ouvre pour contenir « Souviens-toi » et « Garde » en une seule parole, en une seule respiration, en une bénédiction parfaite.
Rony Akrich
Ashdodcafe.com
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