Il est des photographies qui parlent d’elles-mêmes et racontent mieux que de longs discours le visage changeant du monde. À Tianjin, l’image est saisissante : Vladimir Poutine, Xi Jinping et Narendra Modi, main dans la main, souriant face aux flashs des photographes.
La scène s’inscrit dans le cadre du sommet organisé par le président chinois, qui a rassemblé vingt-six chefs d’État et de gouvernement, parmi lesquels les dirigeants russes, biélorusses, iraniens, turcs, indiens, ainsi qu’une vingtaine d’autres figures eurasiatiques représentant à eux seuls près de la moitié de la population mondiale.
Ils ne s’entendent pas sur tout, leurs différends sont multiples, mais ils partagent un même dessein: marquer leur distance à l’égard de l’Occident, et plus encore des États-Unis de Donald Trump. Ce front du refus, soigneusement orchestré, délivre un message limpide: il existe désormais un autre modèle international, et la Chine en est le pivot.
Le moment est lourd de signification. Moins de trois semaines après avoir été célébré par Donald Trump en Alaska, Vladimir Poutine est déjà en Chine, enchaînant les rencontres. Lundi, il a discuté du conflit ukrainien avec le président turc, puis du nucléaire avec son homologue iranien. Mardi, il s’est entretenu avec Xi Jinping, son allié stratégique, et avec Narendra Modi. Cette rencontre sino-indienne est particulièrement symbolique: c’est la première visite du Premier ministre indien en Chine depuis 2018, après des années de relations gelées. Leur lien avait été empoisonné par l’affrontement meurtrier du Ladakh, en 2020, qui avait coûté la vie à une vingtaine de soldats indiens. Mais les tarifs douaniers de 50 % imposés récemment par Washington sur les importations indiennes ont visiblement convaincu Modi qu’il valait la peine de renouer un minimum de dialogue avec Pékin.
Xi Jinping a profité de l’occasion pour ouvrir le sommet par un discours où la cible était transparente: il a dénoncé la « mentalité de guerre froide » et les « actes d’intimidation », visant directement les États-Unis. Le message est clair: face aux sanctions, aux tarifs punitifs et à la stratégie de confrontation américaine, l’Eurasie veut se poser en alternative. Le politique se double ici du militaire: un grand défilé sur la place Tian’anmen, en présence du leader nord-coréen, est venu mettre en scène la puissance de l’armée chinoise. Pékin, dont la flotte navale dépasse désormais celle des États-Unis en nombre, entend démontrer qu’elle n’est plus seulement une puissance économique mais un rival stratégique d’envergure.
Derrière les sourires et la photo de groupe se dessine une réorganisation géopolitique majeure. L’Inde et la Chine demeurent rivales, la Russie est empêtrée en Ukraine et dépend du soutien chinois, la Turquie et l’Iran poursuivent leurs propres agendas. Mais tous regardent vers Washington comme vers un adversaire ou, au minimum, un concurrent oppressant. La politique protectionniste et brutale de Donald Trump, conçue pour isoler Pékin et affaiblir Moscou, produit paradoxalement l’effet inverse: elle rapproche ces puissances, malgré leurs rivalités. Pour la Chine, c’est une occasion historique: rassembler autour d’elle une coalition disparate, unie par son refus de l’ordre occidental.
Dans ce bouleversement, Israël occupe une place singulière et fragile. Étroitement lié aux États-Unis, dont il dépend pour sa défense, sa diplomatie et son économie, l’État hébreu ne peut ignorer les recompositions en cours en Eurasie. L’alliance stratégique entre la Russie, la Chine et l’Iran, son ennemi juré, ne peut que l’inquiéter. L’Iran, déjà renforcé par ses liens avec Moscou et Pékin, gagne en légitimité et en assurance à travers ce nouvel échiquier. Les discussions autour du nucléaire iranien, menées en marge du sommet, rappellent à Israël que sa sécurité reste suspendue aux équilibres de cette nouvelle donne.
Mais Israël n’est pas seulement un spectateur inquiet. Il dispose aussi de leviers. Ses relations économiques avec l’Inde figurent parmi les plus dynamiques de la région. Narendra Modi a multiplié les partenariats avec Jérusalem dans les domaines de la défense, de l’agriculture et des hautes technologies. Si l’Inde cherche à ménager la Chine pour desserrer l’étau américain, Israël devra tout faire pour maintenir ce lien stratégique afin de ne pas être marginalisé. Quant à la Chine elle-même, elle entretient avec Israël des relations économiques non négligeables, dans les infrastructures comme dans la recherche. Pékin joue sur plusieurs fronts et sait apparaître comme un partenaire incontournable, y compris pour un pays pourtant arrimé au camp occidental.
Israël est donc face à un dilemme: demeurer fidèle à son ancrage américain, qui lui garantit une protection vitale, tout en évitant d’être écarté par le basculement progressif d’une partie du monde dans l’orbite chinoise. C’est un numéro d’équilibriste qui demande prudence et clairvoyance, d’autant que l’hostilité iranienne, soutenue par Moscou et couverte par Pékin, pourrait encore se durcir.
C’est à ce stade qu’une réflexion philosophique sur notre temps s’impose. Hegel voyait dans l’histoire le théâtre de la « ruse de la raison » : les passions et les calculs des hommes finissent par réaliser, à leur insu, un mouvement plus vaste, celui de la liberté en marche. Ce qui s’est joué à Tianjin illustre cette dialectique: en cherchant à briser ses rivaux par les sanctions, l’Amérique accélère paradoxalement leur rapprochement, offrant à la Chine le rôle central que ni Moscou ni New Delhi n’auraient accepté de lui reconnaître isolément. Spengler, dans son Déclin de l’Occident, y verrait le signe que l’hégémonie occidentale n’est plus qu’au crépuscule: un Occident saturé de technique se heurte à des civilisations qui revendiquent désormais leur propre destin. Toynbee aurait ajouté que les civilisations ne s’effondrent pas sous l’assaut extérieur, mais par incapacité à répondre aux défis du moment. Or l’Occident, enfermé dans une logique de confrontation et de repli, peine à inventer une réponse créatrice à l’affirmation de l’Eurasie.
Israël, dans ce cadre, n’est pas un pion secondaire. C’est une pièce singulière de l’histoire. Petit pays mais fort d’une mémoire plurimillénaire, il sait ce que signifie vivre au carrefour des empires. Sa survie, son inventivité, sa résilience en font un laboratoire historique. Là où les grands blocs s’affrontent et se recomposent, Israël peut représenter, au cœur même de ses vulnérabilités, une continuité de sens et une capacité d’adaptation. Car l’histoire ne se réduit pas aux masses et aux puissances: elle est aussi faite d’idées et de volontés. Hegel l’avait dit: les nations qui survivent sont celles qui deviennent porteuses d’un principe universel.
La question, pour Israël, est donc cruciale : saura-t-il continuer à porter ce principe, celui d’une liberté enracinée dans la mémoire mais tendue vers l’avenir, dans un monde où les plaques tectoniques du pouvoir se déplacent à une vitesse inédite ?
Rony Akrich
Ashdodcafe.com
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