Comment la compagnie nationale israélienne a bâti sa légende sur la sécurité et la fierté nationale – puis sur les subventions publiques, les privilèges syndicaux et les billets hors de prix.
Pendant des décennies, El Al a été pour tous les Israéliens bien plus qu’une compagnie aérienne. Créée en 1948, quelques semaines après la naissance de l’État, elle symbolisait la souveraineté retrouvée : un avion bleu-blanc dans le ciel, un équipage parlant hébreu, un repas casher à bord.
Les Israéliens disaient avec fierté : “El Al lo rak tasa – hi ha’aretz ba’avir.” (“El Al ne vole pas, c’est tout le pays dans les airs”)
Pendant près de soixante ans, El Al a vécu en monopole absolu.
Jusqu’au milieu des années 2000, chaque décollage rapportait des dividendes à l’État, qui restait l’actionnaire majoritaire, et surtout à la Histadrut, via ses puissants syndicats.
Les pilotes, alors considérés comme une élite quasi-militaire, bénéficiaient d’un statut à part : salaires astronomiques, retraites spéciales, billets gratuits à vie pour la famille et le pouvoir de paralyser tout le pays par une simple grève surprise à Ben-Gourion.
Sauf que… comme beaucoup de monopoles publics, El Al n’était pas exactement un modèle de bonne gestion, et à la fin des années 1990, la compagnie était structurellement déficitaire. Ses coûts d’exploitation étaient 20 à 30 % supérieurs à ceux des compagnies européennes comparables, en raison du poids de la sécurité, d’un sureffectif énorme – plus de 6.000 salariés pour une flotte d’à peine 30 avions, des salaires très élevés des pilotes et personnels navigants, imposés par la Histadrout et d’une culture d’entreprise bureaucratique héritée des années 1950.
L’État se voyait régulièrement obligé d’injecter des dizaines de millions de shekels pour maintenir la compagnie à flot : en 2000, le déficit cumulé dépassait 1 milliard de shekels. La Histadrout, longtemps actionnaire, freinait toute réforme, refusant de réduire les effectifs, d’assouplir les règles de vol ou d’abaisser les salaires. Chaque tentative de réforme provoquait une grève paralysant Ben-Gourion, unique aéroport du pays.
Et donc en 2003, après l’arrivée au ministère des Finances de Binyamin Netanyahu, chantre du libéralisme et excellent ministre, dans le cadre d’une série massive de privatisations : Bezeq, la société des ports, certaines banques, la Knesset adopte la loi de privatisation d’El Al, prévoyant la cession de 49 % des actions à des investisseurs privés et 30 % supplémentaires sur le marché boursier. La Histadrut, elle, a négocié des compensations généreuses : retraites anticipées, actions gratuites, maintien des avantages des pilotes. La privatisation n’a donc pas réellement brisé le corporatisme mais l’a externalisé. L’Etat voulait juste refourguer le problème à un actionnaire privé, en espérant que celui-ci ferait le boulot de réformer.
El Al passe donc entre les mains de la famille Borovitz et de son groupe Knafaim en échange de 675 millions de shekels, avec la promesse d’une “ère de concurrence”. L’actionnaire principale d’El Al, Tami Borovitz, n’est soit dit en passant autre que la soeur de Noni Mozes, patron du groupe Yedioth Ahronot. Épouse d’Eldad Borovitz, elle fait le lien entre la compagnie nationale et l’un des empires médiatiques les plus puissants du pays : une alliance typiquement israélienne entre capital, influence et “patriotisme économique” ou kleptocratie, selon les opinions.
L’État conserve 34 % du capital et une “golden share” qui lui donne un droit de veto sur toute décision liée à la sécurité ou à la nationalité des dirigeants. Ce détail est crucial car tant que l’État conserve cette part symbolique, El Al reste considérée comme “compagnie nationale”, donc éligible à des aides publiques, et soumise à des obligations de sécurité financées par… le ministère des Transports. Autrement dit, c’est une fake privatisation, sous tutelle.
De leur côté, les Borovitz découvrent rapidement qu’ils ont acheté un gouffre, pas une compagnie. Les salaires des pilotes sont verrouillés, les retraites anticipées intouchables, les effectifs pléthoriques. Entre 2004 et 2010, El Al alterne petites marges et grosses pertes. Les nouveaux propriétaires injectent des capitaux pour moderniser les avions et le service, mais le modèle reste inchangé : c’est toujours l’État qui finance la sécurité, les infrastructures, et parfois les dettes. À chaque crise — guerre du Liban en 2006, flambée du pétrole en 2008 —, le gouvernement renfloue la compagnie à coups d’exemptions de taxes, de garanties de prêts et d’aides indirectes.
Les Borovitz se plaignent, mais ils fêtent aussi des périodes fastes, grâce à leur quasi-monopole sur les lignes européennes.
Jusqu’à 2013, ce monopole est maintenu : les compagnies étrangères doivent obtenir une double autorisation, et très peu de transporteurs low-cost osent tenter leur chance.
Les Israéliens paient donc leurs billets plus cher que partout ailleurs, tandis qu’El Al, officiellement “privée”, vit toujours sous perfusion d’argent public tout en conservant des parts de marché artificiellement stables — autour de 35–40 % du trafic passager, un comble !
Puis arrive le grand virage du “Ciel ouvert”, signé avec l’Union européenne en 2013.
L’arrivée d’EasyJet, Wizz Air, Ryanair et Transavia fait chuter les prix, le trafic aérien explose et les consommateurs découvrent qu’ils peuvent partir en vacances sans hypothéquer leur appartement. El Al, avec ses coûts fixes, ses pilotes tout-puissants et ses privilèges historiques, n’est pas équipée pour la concurrence (pas possible :-D). En 2014, les pertes se montent à 28 millions de dollars, 41 millions l’année suivante.
Les Borovitz, qui devaient libérer l’État du poids d’El Al, se retrouvent à leur tour piégés par le même système qu’ils étaient censés réformer.
Et donc, oui : les Borovitz ont payé – mais pas seuls
La vente aux Rosenberg : un nouveau visage, le même modèle
L’État, sommé d’intervenir (quelle surprise !) accepte de financer un plan de sauvetage de 400 millions de dollars, mais à une condition : le départ de la famille Borovitz. Le gouvernement estime que la direction Borovitz a “épuisé sa crédibilité” après des années de gestion inefficace et de conflits internes, et les banques refusent de refinancer El Al sans injection de capitaux frais.
C’est alors qu’entre en scène Kenny Rosenberg, propriétaire du groupe de santé Centers Health Care (et surnommé ‘slum lord’ par la presse américaine car il a fait sa fortune en gérant des maisons de retraite Medicare financées par l’Etat et en rognant sur tous les services à tel point qu’il a été attaqué en justice par l’Etat fédéral). Il a bien les capitaux, mais pas la nationalité israélienne obligatoire pour diriger une compagnie nationale.
Qu’à cela ne tienne, ce sera son fils Eli, 27 ans, citoyen israélo-américain, profession : étudiant de yeshiva. Il est trop jeune pour piloter l’entreprise ? Pas grave, on monte la société Kanfei Nesharim Aviation qui rachète en septembre 2020 42,9 % du capital d’El Al pour 107 millions de dollars, devenant actionnaire majoritaire. L’important est d’avoir un acheteur.
Le ministère des Finances injecte simultanément 210 millions de dollars en obligations convertibles, en jurant comme toujours que c’est la dernière fois, et les Borovitz quittent définitivement la scène.
L’arrivée de Rosenberg marque en façade un nouveau départ. En réalité, le modèle reste le même. L’État continue de financer la sécurité des vols, le syndicat des pilotes conserve ses privilèges.
La guerre, pas une catastrophe pour tout le monde
Le public fulmine ; les actionnaires, y compris l’État, se frottent les mains. Deux ans d’attente avant que la main invisible du marché, bien attachée dans son dos par le système El Al, ne rétablisse un semblant de concurrence et que les prix ne baissent.
Dans les rapports financiers, El Al reconnaît que ses profits “proviennent essentiellement de la hausse des tarifs consécutive à la situation sécuritaire et à la réduction de la concurrence”. Autrement dit : la guerre a été une aubaine.
Un fleuron, ou une rente nationale ?
Mais derrière cette image héroïque se cache une entreprise figée dans ses privilèges, subventionnée et protégée depuis 75 ans, qui n’a jamais vraiment affronté la concurrence. Alors qu’Israël rouvre à son ciel à la concurrence, la question demeure : El Al peut-elle encore voler par ses propres moyens ?
Pour l’instant, elle reste, comme toujours, la compagnie la plus sûre du monde.
Sûre d’être sauvée par le contribuable.
Yaëlle Ifrah est ancienne conseillère parlementaire à la Knesset, experte sur les sujets économiques et en particulier tout ce qui concerne la consommation en Israël.
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