Depuis la création de l’État, quelque chose demeure en suspens entre Israël et les Juifs du monde. Un lien évident, tangible, traverse continents et générations, mais n’a jamais trouvé sa traduction juridique. Beaucoup de Juifs vivant en Diaspora soutiennent Israël, s’y rendent, y investissent, s’en sentent proches ; certains le défendent dans l’arène politique ou médiatique, d’autres s’y installent un temps, d’autres encore y envoient leurs enfants étudier. Le lien existe, vibrant, multiple. Et pourtant, du point de vue du droit, ceux qui ne font pas leur Alyah restent des étrangers. Israël leur garantit bien la citoyenneté s’ils en font la demande, mais celle-ci passe nécessairement par l’Alyah, tandis que l’attachement vécu sans immigration ne reçoit aucune reconnaissance juridique.
La Loi du Retour¹ ne proclame pas seulement qu’un Juif peut immigrer : elle porte l’idée d’une continuité que ni le lieu de naissance, ni la résidence, ni même les ruptures de l’histoire ne sauraient effacer. Affirmer que tout Juif peut à tout moment devenir citoyen d’Israël sans autre condition que sa judéité — entendue ici au sens large de la loi² — revient à reconnaître une appartenance constitutive. C’est admettre l’existence d’un peuple juif dispersé dans le monde et d’Israël comme son incarnation politique. La Loi du Retour ne présuppose ni détresse ni danger ; elle affirme que le peuple juif forme une unité historique par-delà les frontières.
Dans ces conditions, pourquoi la citoyenneté serait-elle réservée aux seuls candidats à l’Alyah³ ? Pourquoi ne pas reconnaître aussi ceux qui, sans immigrer, souhaitent affirmer leur appartenance au peuple juif au sens sioniste du terme ? Une citoyenneté ouverte à tous les Juifs du monde donnerait forme à un lien déjà bien réel. Elle ne contraindrait personne et ne ferait pas de la Diaspora une dépendance d’Israël. Elle offrirait un cadre juridique à une solidarité jusque-là invisible. Elle ferait entrer dans le droit ce qui vit déjà dans les faits : un peuple dispersé, tourné vers un même espace politique.
L’octroi de la citoyenneté resterait à la discrétion d’Israël. La Loi du Retour prévoit depuis l’origine des exceptions⁴ : l’État peut refuser la citoyenneté à ceux dont la conduite ou l’engagement sont incompatibles avec sa sécurité. Étendre la citoyenneté aux Juifs de la Diaspora n’obligerait donc pas Israël à accueillir ceux qui agissent contre lui, relaient sa délégitimation ou soutiennent des forces cherchant son éradication. Il s’agirait simplement de rappeler qu’aucune nation ne peut intégrer quelqu’un qui œuvre à la détruire. Toute acquisition de nationalité suppose une loyauté minimale envers la communauté politique qui accueille.
Beaucoup de Juifs, partout dans le monde, se sentent liés au destin d’Israël ; ils y participent affectivement, parfois matériellement, parfois plus directement encore. Une telle solidarité implique une responsabilité. Dans les pays où ils vivent, les Juifs ont une obligation de réserve née du fait qu’Israël demeure ontologiquement menacé. La critique, surtout lorsqu’elle émane de Juifs, peut être détournée ou instrumentalisée, au point d’alimenter des discours contestant le droit même d’Israël à l’existence. Cette réserve n’interdit ni de penser ni de débattre : elle relève d’une vigilance élémentaire.
Israël porte envers les Juifs de la Diaspora une charge considérable. Pour que la Loi du Retour ne soit pas un principe abstrait, pour que tout Juif puisse se dire qu’en cas de nécessité une terre l’attend, il faut qu’Israël soit en état de marche. Ce droit repose sur ce que les Israéliens assument au quotidien : payer des impôts, défendre les frontières, vivre sous la menace, envoyer leurs enfants au front. Le contrat moral est bilatéral, même si nul ne l’a jamais formulé. Israël garantit un refuge ; en retour, les Juifs du monde ont la responsabilité de ne pas l’affaiblir, même sous couvert de bonnes intentions. Ils sont libres de ne pas s’intéresser à Israël, libres de ne pas s’y lier. Mais s’ils se sentent partie prenante, s’ils reconnaissent Israël comme la matrice de leur identité, alors cette réserve relève du bon sens.
Étendre la citoyenneté israélienne à ceux qui la souhaitent n’impliquerait pas de leur donner prise sur la vie politique du pays. La citoyenneté deviendrait un lien d’appartenance, sans droit de vote pour les non-résidents. Elle permettrait aux Juifs de la Diaspora d’assumer une part symbolique — mais réelle — de la destinée commune, tout en préservant la souveraineté démocratique d’Israël et de ceux qui y vivent.
L’histoire montre que les vagues d’antisémitisme ressurgissent parfois brutalement, entraînant des pics d’Alyah. Israël doit alors absorber de nombreuses demandes. Offrir la citoyenneté à ceux qui la souhaitent, sans projet d’immigration immédiat, permettrait de réduire ces engorgements et de faciliter l’Alyah lorsque l’urgence l’impose.
La question de l’identité pourrait elle aussi être revisitée. La Loi du Retour ne repose pas sur des critères halakhiques⁵. Elle reconnaît les enfants et petits-enfants de Juifs, par fidélité à une histoire marquée par les persécutions. La judéité, dans le droit israélien, est donc déjà une réalité culturelle et historique. Dès lors, Israël pourrait reconnaître ceux qui, sans ascendance juive, souhaitent partager le destin du peuple juif par adhésion culturelle. Cela supposerait des institutions capables d’évaluer la sincérité et le dynamisme de cette démarche.
À cette dimension historique et politique s’ajoute une autre, plus ancienne : celle qu’évoquait Ahad Ha’am⁶. Pour lui, Israël devait devenir un centre spirituel et culturel du peuple juif, un lieu d’où rayonneraient créativité, conscience et renouveau intellectuel. Un lieu capable de nourrir la Diaspora autant qu’il en serait nourri.
Israël deviendrait ainsi le centre assumé d’un peuple dispersé. Le pays élargirait sa base humaine, renforcerait sa cohérence idéologique, clarifierait sa relation avec les Juifs du monde. Il offrirait une forme d’unité à un peuple qui ne se rassemble pas toujours physiquement, mais qui partage une histoire, une mémoire et une responsabilité. Ceux qui le souhaitent pourraient alors inscrire dans le droit que leur destin, même vécu à distance, demeure indéfectiblement lié à Israël.
Notes
- Loi du Retour (1950) : Loi fondamentale israélienne garantissant à tout Juif le droit d’immigrer en Israël et d’obtenir la citoyenneté.
- Judéité au sens de la Loi : depuis 1970, inclut les enfants et petits-enfants de Juifs, ainsi que les conjoints non juifs.
- Alyah : immigration en Israël ; mot hébraïque signifiant littéralement « montée ».
- Exceptions à la Loi du Retour : l’État peut refuser l’Alyah pour raisons de sécurité ou en cas d’activité hostile au peuple juif.
- Halakha / Halakhique : loi religieuse juive ; critère distinct de la définition juridique israélienne.
- Ahad Ha’am (Asher Ginzberg, 1856–1927) : penseur sioniste majeur, théoricien du « sionisme culturel » et de la notion d’Israël comme centre spirituel du peuple juif.
Daniel Horowitz
écrivain et philosophe
Ashdodcafe.com
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