Je suis mère, consommatrice et ex-restauratrice. Trois points de vue différents, un même constat : en Israël, on jette sans compter.
J’ai vu des samedi soir après Shabbat où les poubelles débordaient de plats à peine entamés, des caddies trop remplis poussés par des familles épuisées, des cuisines professionnelles où l’on vidait en fin de service des bacs entiers de nourriture intacte. À force d’observer, j’ai compris que ce n’était ni une succession de négligences individuelles, ni une simple question de comportements privés. C’est un système. Une culture. Une économie.
Le rapport 2024 de l’organisation Leket permet aujourd’hui de mesurer précisément l’ampleur de ce désastre. Dans une video au titre sans ambiguïté — “Leket Founder Says Israel Needs To Rethink the Culture of Food Waste” — l’organisation tire la sonnette d’alarme et rassemble des données que plus personne ne peut ignorer.
En 2024, 2,6 millions de tonnes de nourriture ont été mises à la poubelle en Israël, soit 39 % de la production alimentaire nationale. La valeur économique de ce gaspillage atteint 26,2 milliards de shekels, l’équivalent de 1,3 % du PIB. Dans les foyers, cela représente 10,8 milliards de shekels gaspillés chaque année, soit près de 11.000 shekels par famille.
Ces chiffres ne sont pas abstraits. Ils disent quelque chose de profond sur notre rapport à la nourriture.
La peur de manquer et l’abondance comme identité
Il existe en Israël une peur ancienne, presque instinctive : la peur de manquer. Elle s’enracine dans l’histoire juive, en particulier dans la mémoire de la Shoah, et elle a longtemps produit des réflexes compréhensibles. Mais poussée à l’extrême, elle s’est transformée en caricature.
Ici, on achète trop, au cas où. On cuisine plus que nécessaire. On ouvre trop de paquets. L’abondance est devenue un marqueur d’hospitalité, parfois même de respectabilité sociale. Mais lorsqu’elle n’est plus pensée ni maîtrisée, elle produit fatalement des montagnes de restes.
Il y a là une première mécanique du gaspillage : on achète trop parce qu’on a peur de manquer. Ce réflexe est compréhensible, dans une culture où l’abondance est aussi une forme de protection.
Mais une fois cette nourriture achetée, cuisinée, posée sur la table, une autre logique s’impose — beaucoup plus dérangeante.
Car en Israël, le problème n’est pas seulement ce que l’on achète en trop. C’est ce que l’on fait ensuite de ce surplus. On ne se sent pas tenu de le consommer. On ne se sent pas responsable de ce que l’on met à la poubelle. La nourriture perd son statut moral dès l’instant où elle a rempli sa fonction symbolique : rassurer, montrer qu’il y en a assez.
Acheter trop par peur, pourquoi pas.
Mais dans ce cas, il faudrait manger tout ce que l’on a acheté.
Or ici, mettre à la poubelle ne pose pas question.
La nourriture est traitée comme un bien jetable, sans culpabilité, sans malaise, sans scrupule. Un reflet du statut que beaucoup veulent montrer, de ceux qui n’ont pas besoin de compter parce qu’ils ont plus qu’assez. Et c’est là que quelque chose se rompt : ce n’est plus la peur qui explique le gaspillage, c’est l’indifférence ou même une certaine défiance.
Jeter, et au prix fort
À ce stade, deux moteurs du gaspillage apparaissent clairement : nous achetons trop, par peur de manquer, et nous n’avons aucun problème à mettre à la poubelle ce que nous avons acheté.
Mais il existe un troisième élément, rarement nommé, et pourtant décisif.
On pourrait accepter l’idée d’acheter plus que nécessaire, à condition de payer moins. On pourrait décider que le surplus est assumé, rationalisé, et qu’on le compense par le prix. Sauf qu’en Israël, c’est l’inverse qui se produit. Non seulement on achète trop. Non seulement on jette sans scrupule. Mais on met à la poubelle une nourriture payée au prix fort.
C’est ce point qui fait exploser la valeur du gaspillage. Ce n’est pas seulement une question de quantité, c’est une question de prix. Nous jetons des produits achetés à plein tarif, dans un pays où les prix alimentaires sont parmi les plus élevés du monde développé. Nous jetons cher.
Acheter à prix réduit, en promo, est souvent perçu comme un aveu de pauvreté. Cette distinction sociale, silencieuse mais puissante, explique pourquoi les invendus sont spontanément considérés comme “pour les pauvres”, et pourquoi tant de restaurants préfèrent mettre à la poubelle plutôt que baisser leurs prix.
Le gaspillage est socialement acceptable. L’économie, elle, ne l’est pas.
La peur, toujours la peur
À ces mécanismes s’ajoute un autre facteur, tout aussi puissant : la peur. Mais pas la peur de manquer : la peur de s’empoisonner.
En Israël, la date figurant sur l’emballage gouverne largement les comportements alimentaires. Elle n’est pas perçue comme une indication, mais comme une frontière absolue. Un produit qui approche de sa date n’est plus considéré comme potentiellement consommable, mais comme potentiellement dangereux. Beaucoup mettent à la poubelle avant même l’échéance de la date limite, ajoutant une marge de sécurité inutile à des dates déjà très conservatrices.
Cette peur s’est installée durablement au début des années 2000, à la suite de l’affaire Materna. Un lait infantile mal formulé, dépourvu d’une vitamine essentielle, a entraîné la mort de deux nourrissons. Le ministère de la Santé, directement mis en cause, a répondu par une politique d’hyper-précaution et de zéro risque, pratiquée depuis dans tous les domaines.
L’affaire Materna n’a aucun lien direct avec le gaspillage alimentaire. Mais elle a installé une culture durable de la peur. Depuis, la date de péremption est devenue une ligne rouge psychologique, bien au-delà de ce que justifie la science.
Dans la plupart des pays développés, on distingue les dates de sécurité des dates de qualité. On apprend aux consommateurs à observer, sentir, goûter et se fier à leur bon sens. En Israël, c’est l’inverse : c’est la peur qui prévaut, et l’on met à la poubelle pour un oui ou pour un non.
Le rapport de Leket le dit clairement : la majeure partie de la nourriture mise à la poubelle est parfaitement consommable.
Dans de nombreux pays, la baisse des prix en fin de journée fait partie des outils utilisés pour limiter le gaspillage. En Israël, cette pratique reste marginale. Des initiatives existent, mais la résistance est forte : restaurants et supermarchés préfèrent le plus souvent mettre à la poubelle que vendre moins cher.
Le pricing dynamique n’est pas une solution miracle. Mais son rejet illustre une logique plus large : le refus d’adapter les prix, même lorsque cela permettrait d’éviter le gaspillage.
Israël, pays de charité et non de justice alimentaire
Là où d’autres pays ont développé de véritables politiques nationales de lutte contre le gaspillage, Israël a choisi une autre voie.
Leket récupère une partie des invendus. Latet en redistribue une autre sous forme de colis alimentaires. Et de nombreuses associations sont actives dans ce domaine. Mais l’existence même de ces grandes ONG révèle un fait politique majeur : l’État n’a pas de politique alimentaire. Il laisse les marques vendre leurs produits à des prix exorbitants et externaliser la gestion de leurs invendus. Il renonce à créer une concurrence susceptible de faire baisser les prix. Il choisit la charité là où il faudrait de la justice.
Le lien interdit : gaspillage massif et pauvreté massive
Selon le dernier rapport de Latet, 2,7 millions de personnes vivent aujourd’hui en insécurité alimentaire en Israël. Et dans le même temps, le pays met à la poubelle chaque année 26 milliards de shekels de nourriture.
Comment est-ce possible ?
Parce que ce ne sont pas les mêmes personnes.
Ceux qui jettent sont souvent ceux qui paient et achètent trop.
Et ceux qui manquent sont ceux qui n’ont pas accès à ces excès.
Ces deux réalités racontent pourtant la même chose : un système alimentaire profondément injuste, opaque et irrationnel.
Ce qu’il faudrait faire — maintenant
Les solutions existent. Ce qui manque, c’est la volonté politique de les mettre en œuvre.
- Introduire des mécanismes d’ajustement des prix pour limiter les surplus et réduire le gaspillage.
- Autoriser et encourager la revente des invendus, au lieu de les condamner à la poubelle.
- Créer des rayons “moches” à prix réduits, accessibles à tous et sans stigmatisation.
- Remettre de la rationalité dans la gestion des dates de consommation, en distinguant clairement sécurité et qualité.
- Construire une véritable politique nationale de lutte contre le gaspillage, qui ne repose plus exclusivement sur les ONG.
Israël ne manque pas de nourriture, mais de justice alimentaire.
Yaelle Ifrah
Ashdodcafe.com
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