Par Natalie Felzenszwalbe Avocate et Céline Masson PsychanalysteAuteurs de : «Rendez-nous nos noms ! Quand des Juifs revendiquent leur identité perdue», éditions Desclée de Brouwer, 2012.

ImageProxyC’est un fait relativement méconnu qui vaut d’être rappelé. Après-guerre, de nombreux Juifs ont francisé leur nom ou en ont carrément adopté un autre dans l’ombre portée de la Shoah et un climat d’antisémitisme persistant. Des décrets de circonstance qui facilitaient les changements de nom «à consonance israélite» les y ont encouragés.

Ainsi, dans la France des années 50 – 60, des Rozenkopf devinrent des Rosent, des Frankenstein des Franier, des Wolkowicz des Volcot, des Rubinstein des Raimbaud, des Fuks des Forest, etc. Des décennies durant, le Conseil d’Etat s’est opposé au retour au patronyme d’origine, réclamé par certains intéressés qui se sentaient finalement étrangers à leur nouveau nom, au double motif de l’immutabilité du nom et de l’absence de fondement à reprendre un nom «à consonance étrangère».

Certains ont alors eu recours à l’artifice du pseudonyme, ou au nom d’usage pour faire vivre leur «vrai nom», celui de leur père ou de leur grand-père, sans toutefois pouvoir le transmettre.

Etranger à son nom

Par David Fuks Ex-Forest

Alexandre Fuks, mon grand-père, fut autorisé à s’appeler Forest par décret du 31 octobre 1951 en application de la seconde ordonnance visant à faciliter les changements de nom «à consonance israélite». Lui et les siens, sa femme et son fils, abandonnaient ce patronyme, un mot yiddish venu de Pologne qui les désignait comme Juifs. Par décret du 26 octobre 2012, le ministre de la Justice, après examen attentif du «motif légitime», m’autorisait à reprendre ce nom si loin si proche, qui semblait perdu à jamais. Ce jour-là, j’ai pensé refermer une parenthèse ouverte soixante ans plus tôt, et renouer le fil d’une mémoire trop souvent amnésique, commune et singulière, celle de l’immigration judéo-polonaise en France. Au sortir de la guerre, nombre de ses représentants avaient souhaité quitter leur nom et ont fait le deuil de cet attribut encombrant. Après tout, la vie n’avait-elle pas plus de prix qu’un nom parfois imprononçable ? La République se montrait accommodante avec ceux qui, en quête d’un peu de quiétude, voulaient désormais se fondre dans le paysage, et revendiquaient un droit à l’indifférence sans pour autant renier leur identité.

A cette époque, la démarche de mes grands-parents reposait sur la seule volonté, ou le vague espoir de protéger mon père, enfant caché. De le faire à nouveau échapper à la mort en le cachant sa vie durant sous un nom d’emprunt. C’est ainsi qu’il changea de patronyme à l’âge de 15 ans, sans avoir participé à ce choix. Ses parents ont considéré leur nouveau nom comme une «façade». Un nom pseudonyme ou palimpseste qui ne pouvait refléter leur identité dont il était déconnecté et à laquelle il demeurait étranger. Un nom qui supposait la volonté de «brouiller les pistes» comme pour semer des poursuivants.

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Mais la souffrance, l’angoisse et la peur ne se sont jamais dissipées, tout juste y eut-il des accalmies. Et leur nouveau nom n’y pouvait rien changer. Je conserve le souvenir, alors enfant, d’avoir questionné ma grand-mère sur ses prénom et lieu de naissance. «Sophie, à Sarlat», me suis-je entendu répondre. Tel était le prénom inscrit sur les faux papiers de sa mère. «Signe particulier : muette.»

De nombreux Juifs, parmi lesquels la famille Fuks, avaient trouvé refuge à Sarlat, en zone Sud, où des rafles sont menées dès juillet 1942 par l’administration française, en collaboration avec les autorités d’Occupation. Dénoncés, les Fuks sont avertis de la venue imminente de la Gestapo. L’homme à l’origine de cette alerte était un procureur fervent collaborationniste.

Mes grands-parents fuirent aussitôt à travers champs. Ma grand-mère se cacha blottie contre son fils dans le panier à linge d’un agriculteur. Le couteau qu’elle portait devait servir à tuer son enfant plutôt que le laisser prendre par ses poursuivants, puis se retourner contre elle. Dans l’obscurité, mon père eut un couteau sous la gorge tenu par sa mère. Il ne m’a révélé cet épisode que récemment, sur un ton calme et froid, presque clinique, une fois informé de ma décision de reprendre son nom de naissance. Voilà qui expliquait l’anxiété maladive dont il ne s’est jamais libéré et la raison qui, à la Libération, conduisit sa mère au bord de la folie. Lors de l’épuration judiciaire, ce procureur fut jugé pour faits de collaboration. Mon grand-père témoigna en sa faveur, et il «sauva sa tête». C’est cette histoire française, en ombres et lumière, tue et refoulée, que ce nom retrouvé dans la nuit mémorielle a permis d’écrire en pointillés.

Quand il m’arrivait d’être questionné sur l’origine de mon nom, les personnes les mieux intentionnées ne manquaient pas de me demander mon «vrai nom». De fait, j’avais souvent entendu mes parents dire que le nôtre n’en était pas un «vrai», la vérité de notre nom résidant dans celui abandonné qui seul disait d’où venait et qui était notre famille. Cette vérité qui n’avait plus droit de cité peut désormais trouver à s’exprimer dans ce «nom d’avant».

J’estime avoir une responsabilité à l’égard des morts, de leur combat, et de leur nom qu’une entreprise d’extermination de masse a voulu effacer. Y faire retour, c’est témoigner au présent et pour l’avenir, sans nostalgie stérile, de ce «monde d’hier», celui de nos pères, et offrir en partage sa mémoire vive.

 

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