Comme tout le mondej’ai été choqué par l’affaire George Floyd, « Noir » américain tué par un policier « Blanc ». Cependant, je n’ai pas vu les images du crime, car je n’ai pas la télé. Elle est restée au sous-sol de la maison et elle y restera car j’évite de polluer mes yeux de ces images de violence diffusées par les médias avec délectation. 

S’est-on rendu compte que voir la violence engendre la violence ? L’impact des images, même virtuelles, touche directement le cerveau par l’intermédiaire des yeux qui ne sont pas des organes extérieurs mais une extension de la matière cérébrale, comme cela a été observé et prouvé par l’embryologie. Donc « voir », c’est toucher la matière cérébrale. Voir le crime, c’est l’intégrer dans notre structure mentale qui en reçoit l’information et la traite comme étant du réel. Notre cerveau ne distingue pas le virtuel. Pour lui, tout est vrai.

Une propriété du cerveau, qui est à la base de nos apprentissages, c’est l’imitation. Nous imitons ce que nous voyons. Si nous marchons debout, c’est parce qu’on nous l’a appris dans notre enfance et parce que nous avons vu marcher les humains autour de nous, dressés sur deux pieds. Marcher n’est pas spontané, il faut que l’exemple en soit donné et que la technique en soit enseignée. Les « enfants sauvages » qui n’ont pas fréquenté les humains ne savent pas marcher debout. Ni parler : l’usage de la parole procède de l’écoute et de l’imitation. Idem pour l’écriture qui s’enseigne par imitation sur un référentiel graphique appuyé sur le sens. Les comportements sociaux que nous adoptons sont également assujettis à l’imitation. Nous portons un masque parce que tout le monde en porte…

Donc EXIT la télé où l’on voit 200 crimes par jour, certes virtuels, mais mon cerveau est naïf par nature et prend tout au sérieux. Ce n’est qu’après réflexion qu’il se dit : « Bah, cela n’est que fiction ». Mais en attendant, il aura « encaissé » l’impact de ces images qui auront déposé en lui une engrammation subliminale. Je n’ai donc pas vu ce crime odieux et je suis heureux de n’être pas contaminé par ce lamentable spectacle. Mais j’en ai entendu parler et je ne puis me soustraire aux informations qui parcourent la planète.

— Tu iras à la manif contre le racisme ? m’a demandé une amie.

— Je ne crois pas que cela se règle dans la rue, ai-je répondu, et je ne cherche pas à m’exposer à la violence qui peut à tout moment électriser une foule. On sait que la multitude est essentiellement émotive et que sur une émotion forte tout peut arriver. Je préfère agir à ma manière, et je n’ai pas attendu que ce désastre survienne pour m’investir sur cette question. Je n’ai pas attendu qu’une ébullition venant des U.S.A. m’ébouillante pour réagir. Le racisme, je le connais, et dès l’âge de 10 ans j’ai dit STOP. Stop à la violence. Cependant, je n’avais pas compris si c’était du racisme ou une forme ordinaire de sadisme.

C’était à l’école primaire.

Notre « maître » s’appliquait à nous faire lire. Il nous expliquait la non-prononciation de ces lettres muettes que la langue française affectionne. Un de mes camarades de classe avait le plus grand mal à saisir la subtilité. Il lisait plutôt bien, d’une voix bien posée, mais s’acharnait à prononcer et même appuyer tous les « e » muets en fin de mot. Je trouvais cela plutôt comique. Mais tel n’était pas le tempérament du maître d’école qui perdit patience. Il ordonna à Ali de relireu la phraseu. Encoreu et encoreu jusqu’à ce qu’il comprenneu qu’il ne fallait pas prononcer ce « eu » fatiditique. Ce fut Ali qui perdit patience et qui s’écria : « j’en ai mare » ! Le maître alla le chercher au fond de la classe, l’amena sur l’estrade, lui baissa culotte et une pluie de coup s’abattit sur lui. Jamais de ma vie je n’avais vu pareille avalanche de violence accompagnée d’un flot d’insultes auxquelles je ne comprenais rien. Je ne savais pas ce qu’était un « bougnoule », un « métèque », un « bicot »… Comme j’étais assis dans les premiers rangs j’eus droit au spectacle intégral. La violence déchaînée — je m’en souviens comme si c’était hier — m’avait coupé le souffle. En mon fort intérieur je me disais : jamais cela ne m’arrivera. Et toujours je prononcerai correctement les mots et jamais je ne dirai que j’en ai mare. Mais plus jamais non plus, je ne répondrai à aucune question que me poserai cet homme si jamais il m’interroge. A cet homme, je ne parlerai plus jamais.

Et cela ne tarda pas : le jour même, dans l’après-midi, il me fut demandé de réciter la leçon d’histoire. Un résumé qu’il fallait apprendre par cœur. Il fallait se lever et déclamer le texte. Non seulement je ne me levais pas, mais restais silencieux. Il m’appela une seconde fois. Je ne bougeai pas, tétanisé et cependant résolu de ne rien dire. Allais-je déguster à mon tour ? Quelque chose de féroce en moi bloquait mes jambes. Non, je ne me lèverai pas. La langue restait collée. Je regardais le géant dans les yeux, un puissant jet de pensée se projeta hors de mon cerveau qui se résumait en un seul mot : « non ». La confrontation avec l’autorité dura quelques secondes qui me parurent une éternité. Le « non » en moi était absolu. Il décrocha son emprise et interpella un autre élève. Il ne m’interrogea plus jamais.

Je n’avais pas accepté la violence et je rétorquais par la mienne, faite de silence et de refus d’obtempérer. Etait-ce cela, le monde du « dehors » dont mes parents voulaient me protéger ? Avais-je assisté à un débordement raciste ? Je ne connaissais pas ce mot et ce n’est que des années plus tard que je pris conscience de l’horrible vérité : aucun enfant de la classe n’avait jamais été malmené, si ce n’est Ali. Il concentrait sur lui la brutalité d’un irascible qui lui avait imposé, devant témoins, d’immondes sévices.

— A moi, jamais pareille chose n’arrivera, me répétais-je. Je saurai rejeter, dire « non ». Et ce non est resté comme une promesse faite à mon camarade de classe qui m’a vacciné à jamais contre toute incursion raciste dans ma pensée.

Racisme ? Je ne savais pas ce que c’était. J’en avais entendu parler mais je n’ai jamais compris ce que cela pouvait être. N’éprouvant pas ce sentiment, il m’est toujours resté inaccessible. Car c’est bien d’un sentiment qu’il s’agit, d’une perception conditionnée, imitée, enseignée. Une pathologie ? Je ne l’éprouve pas. Peut-être grâce à l’extrême tolérance de mes parents adoptifs luthériens ? Ils m’ont éduqué dans l’amour inconditionnel, par delà toute différence. Leur foi solide et exemplaire s’appliquant aux gestes de la vie quotidienne ne laissait aucune brèche par où pouvait s’infiltrer quelque mauvais sentiment nauséeux qui parcourait le monde extérieur. Il existait, comme aujourd’hui, violence, racisme, haine, mais rien de cela ne pénétrait dans la forteresse familiale dont les murailles se consolidaient par des contreforts d’affection, d’attention, de respect. La vie m’a accordé le privilège d’être éduqué dans une famille adoptive dont je ne partageais pas la religion. Mais quelle exemplarité ! Avec quel respect mes parents ont-ils accepté que par ma naissance je n’adhérais pas à leur culte : sans dogmatisme, sans prosélytisme, sans intellectualisme : l’exemple donné valait enseignement. Je n’étais pas victime de ma différence, aussi étais-je à égalité, la différence me donnait au contraire la joie de la rencontre avec ce que je n’étais pas.

Rencontre avec Léopold Sédar Senghor.

Des années plus tard, je me suis risqué à écrire mon premier recueil de poésie. Je recherchais l’avis… d’un Maître — serais-je resté un éternel élève ? A qui pouvais-je soumettre mes écrits qui me donnerait une critique compétente ? A quel poète pouvais-je présenter mon manuscrit et lui demander conseil ? C’est alors que je découvris l’œuvre exceptionnelle de Léopold Sédar Senghor. La grande voix africaine du Verbe. L’ampleur de son chant — Élégies majeures — me transporta. Son premier poème In memoriam  s’ouvre sur ces lignes : « C’est Dimanche. J’ai peur de la foule de mes semblables aux visages de pierre… » Poète seul, loin de chez lui, en exil en France, que les souvenirs ramènent au pays natal… Suit l’ouragan : « embrase mes lèvres de sang, Esprit, souffle sur les cordes de ma Kôra… » et sa lettre à Aimé Césaire : « au Frère aimé et à l’ami, mon salut abrupt et fraternel… » C’est à lui que je devais envoyer mon premier recueil intitulé « Oasis », à Léopold S. Senghor, parce qu’il croit aux signes : « Les goélands noirs, les piroguiers au long cours m’ont fait goûter de tes nouvelles… Ils m’ont dit ton crédit, l’éminence de ton front et la fleur de tes lèvres subtiles… »

J’expédiais mon courrier à l’ambassade du Sénégal avec prière de faire suivre. Quelques jours plus tard, une lettre. Le Poète m’invitait à le rencontrer à Paris, chez lui, dans son appartement Square Tocqueville. Je pensais à ces lignes du Poète : « Ils m’ont dépêché un courrier rapide, le Prince a répondu… »

Je n’en revenais pas. J’étais (je le suis toujours) un poète inconnu, et voici que m’invitait le chantre de la Négritude, l’auteur des Chants d’Ombre, d’ Ethiopiques et non moins président du Sénégal, héros de l’indépendance de son pays… Le Poète sur les lèvres de qui le mot « Nègre » n’est pas une insulte mais une lettre de noblesse…

Comme j’étais en avance, un secrétaire fort élégant m’introduisit dans un petit bureau où trois magnifiques masques aux regards pénétrant m’ont surveillé pendant de longues minutes. J’avais l’impression que leurs yeux étaient vivants et qu’ils me sondaient. Transmettaient-ils leur avis au Poète qui, de l’autre côté du mur, dans une pièce adjacente, recevait leur compte-rendu ? 

« Masques ! O Masques !… Masques au quatre point d’où souffle l’Esprit. Je vous salue dans le silence ! »

Je le remerciai de m’accueillir, lui présentai mes excuses, bien conscient qu’il avait certainement quantité d’affaires plus urgentes à régler que recevoir un inconnu à prétentions poétiques. Il me pria de me rasseoir, m’appela « mon jeune ami ». Me dit :

— La poésie a ses priorités. C’est pourquoi vous êtes là. Alors votre recueil…

Je tremblais à la critique qui allait tomber. Mais son regard chaleureux indiquait que la bienveillance avait guidé sa lecture :

— Je vous suggère d’en compléter le titre et d’ajouter le mot « vivantes ». Oasis Vivantes, au pluriel, cela irait bien. Car vos textes sont des oasis. Et les oasis sont vivantes, n’est-ce pas ?

La poésie, l’esprit, la beauté, l’amitié qu’il m’accorda d’emblée… Voilà les images que je garde de la rencontre exceptionnelle, affection pure qui se prolongea pendant des années, jusqu’à sa disparition. Je lui envoyais mes écrits, poèmes, nouvelles et toujours la réponse bienveillante propice au progrès.

Un jour, au retour d’un séjour en Afrique,

Soudan, 1982/1983, avec quelques amis, nous avons fondé l’Association France et Pays en Voie de Développement. Une minuscule ONG qui sillonnait les écoles et collèges d’Alsace où nous projetions des films que nous prêtait l’Unicef. Nous organisions des rencontres et des débats avec les jeunes sur le Dialogue Nord-Sud. Léopold S. Senghor accepta d’en être le Président d’Honneur, ce qui nous ouvrit des portes au plus haut niveau. Le Ministère de la Coopération désira connaître nos activités : l’Etat s’intéressait de près aux ONG, même les plus petites, dont le travail échappait à son contrôle… Dans la foulée, mystères du pouvoir, je fus reçu par Eric Orsenna, alors conseiller du Prince à l’Elysée.

Je croyais alors à la troisième voix dont François Mitterrand, nouvellement élu, avait parlé au sommet de Cancun, au Mexique. Il avait suscité l’enthousiasme d’une génération qui désirait ardemment changer les choses en agissant avec des critères différents. L.S. Senghor préconisait une voix poétique en réponse à la domination économique et je pensais que F. Mitterrand s’engageait sur ce chemin du progrès humain non inféodé au mercantilisme. Quelle ne fut pas ma surprise quand son conseiller me remit très aimablement en place : il n’y avait, selon lui, qu’une seule voie de développement possible, celle de l’Occident, « la nôtre » précisa-t-il avec une tranquille assurance, ajoutant un insupportable « vous le savez bien », comme si, de bien entendu, je partageais cette ineptie.

Comment cela ! D’un revers de main, on balayerait notre idéal, trahissant l’esprit de notre engagement ? Moi qui croyais à la Civilisation de l’Universel, chère à Senghor, me faire remballer par ce misérable : « une seule voie possible, celle de l’Occident. La nôtre. » ? La pensée unique qui venait de s’exprimer. En guise de développement et de civilisation, il n’y en aurait qu’une seule, celle du « faire », du productivisme, du mercantile ? La troisième voie qui nous avait enthousiasmée ne serait donc que comédie et mise en scène ? Qu’allais-je répondre à ce cynisme ? Jamais de la vie, me suis-je dit, jamais je ne souscrirai à cette prétention d’orgueil qui voudrait que l’Occident soit seul à décider de la marche des affaires du monde. Pour moi, et je n’étais pas seul à croire en cela, il devait exister une autre voie, et c’était forcément celle de l’Esprit, comme le suggérait  Vaclav Havel. Certes, la forme poétique était trop faible pour la soutenir jusqu’au bout, aussi fallait-il dépasser le lyrisme et le symbolisme, trouver la 3è voie efficiente… c’est ici que commence une autre histoire, ma rencontre avec Dominique Aubier, avec Don Quichotte et donc la voie post-poétique…

J’en reviens à l’affaire du racisme.

Comment peut-on être raciste ? Je n’arrive pas à détester quelqu’un… La haine m’est inconnue. Est-ce un manque ? Je ne hais pas l’ennemi. Je m’en méfie. La haine ne fait qu’obscurcir l’entendement et amoindrit les ressources intellectuelles. Elle capte l’énergie au profit de cette passion. Le racisme est une forme qu’emprunte la haine de l’autre — peut-être de soi-même ? — qui interdit à la pensée de s’élever. La haine serait-elle une inversion de l’amour ? Une forme  d’amour exilé sous l’emprise de l’inversion ?

Le poète africain, Léopold S. Senghor, je l’ai vraiment aimé. Sa gentillesse, sa classe, son rire. J’ai aimé l’amitié qu’il avait pour moi. Comment le racisme aurait-il pu s’immiscer dans cette relation humaine ? Impossible.

J’ai aussi aimé Suzie.

Que les racistes ferment leur ordinateur et ne lisent pas la suite de ce texte. Une jeune guadeloupéenne qui arriva en Alsace, en plein hiver, à la demande d’une partie de sa famille qui voulait « qu’elle ait un avenir ». Suzie est très timorée, me disait sa belle-sœur avec qui je travaillais. « Elle sait à peine parler. Très timide et renfermée depuis qu’elle est arrivée. Avec un faible niveau scolaire ». On me demanda de lui donner des cours. Et voilà ce qui arrive quand on n’est pas raciste ; car ce qui devait arriver arriva.

La belle antillaise n’était nullement timorée, moins encore timide. Elle était simplement sidérée par le froid de l’hiver qui, me disait-elle, lui congèle les os et l’empêche de bouger et même de penser. Quant au niveau scolaire qui paniquait sa famille bien-pensante, je trouvais qu’au contraire elle pensait vite et bien, le rire et le charme en plus. Son orthographe était parfaite ce qui témoigne de la précision d’esprit. Il n’y avait qu’en maths où elle décrochait, mais comment le lui reprocher puisque c’est à la faveur d’une équation insoluble du troisième degré qu’eut lieu de premier baiser.

Le racisme ? Qu’est-ce que c’est ? La médecine a-t-elle réfléchi à cela ? La science l’a longtemps justifié, soutenue par d’exécrables experts — quelques prix Nobel — qui croient en la perfection des « races », lamentables généticiens au service d’idéologie macabres entretenues par des demeurés.

Raciste ? Si je l’avais été j’aurais raté une expérience humaine sublime ! Avoir pour amie cette jeune personne ravissante, pétillante fut une joie. Sortir avec elle, l’embrasser devant tout le monde, dans la rue et éclater de rire ensemble. Voilà quelle était notre « manif » à nous, non pas contre quoi que ce soit, mais pour l’amour. Nous étions in Love. Et puis… haïr quoi en elle ? La femme noire ? L’être humain de couleur ? Sa forme, sa peau ?  Ses yeux ? Sa pensée ? Mais c’est exactement tout ce que j’appréciais en elle, cette Autre si différente de moi et pourtant plus que semblable par l’universalité de nos caractères humains… 

P.S. Le racisme… Ah oui, cette chose bizarre qui fait que l’on haïsse quelqu’un pour une différence ? Pour ce qu’il n’est pas… comme nous ? Couleur de peau, couleur de pensée, aussi. Et ce racisme-là aussi, il existe. La haine de la pensée quand elle ne se soumet pas à l’autorité de la pensée unique. La haine de la pensée de l’Autre quand elle affirme des valeurs qui dérangent : quand je prononce le mot « Esprit », par exemple, d’étranges ressentiments électrisent certains regards… et l’on est surpris de l’insurrection qui déborde quand on a l’impertinence de parler de l’existence d’un Absolu. Cela aussi, c’est une haine, plus insidieuse, et non moins assassine.

S’engager pour l’Esprit, c’est un défi. Par ce mot, on réunit également autour de soi des gens fantastiques, qui vous aident et vous aiment. Je le constate chaque jour. Alors pourquoi pas parler d’amour car il est premier ? Ce mot doit  être prononcé et vécu. Et manifesté.

Dominique Blumenstihl-Roth
https://kabbale-kabbalah.blogspot.com/