Très peu de personnes vivent vraiment en ce monde. Par contre, beaucoup le traversent, discrets et anonymes. Elles y naissent, elles y meurent, mais comment dire qu’elles y ont vécu alors que ce monde, « leur » monde en principe, leur est paradoxalement si peu familier ? Vérifiez donc par vous-même, demandez autour de vous : « As-tu appris en ce monde quelque chose qui vaille la peine d’être enseigné ? ». De par le manque de densité des réponses obtenues, vous mesurerez vite combien les gens sont devenus étrangers à un monde qu’ils côtoient pourtant constamment.

C’est cela même que nous signifions en écrivant que peu vivent vraiment, et c’est tellement tragique au fond. Il y a ceux qui se croient vivants et puis il y a ceux qui vivent. Où se situe la frontière ? Une chose est sûre, elle passe par un lieu imaginaire où l’on s’interroge. Du « bon côté » de la frontière des vivants, l’être humain regarde son monde non pas tel un témoin placide qui accepte sans sourciller, ni réagir, ni même douter. Il se situerait plutôt à la croisée de l’explorateur et du bâtisseur. C’est-à-dire qu’il découvre son monde, parfois à la manière d’un enfant qui s’émerveille dans sa délicieuse naïveté, parfois à la manière d’un adulte mature et sensible apte à en capter les messages dans toute leur subtilité, apte aussi à construire ce qui doit l’être, selon le beau et le vrai.

Quelles sont les modalités, quelle est la nature profonde de cet émerveillement, de ces messages, ou encore de ce que nous appelons de manière volontairement vague « le beau et le vrai » ? Répondre à tout cela nécessiterait tellement de temps… et si peu à la fois, puisqu’un verset à lui seul dit l’essentiel sur le sujet : le secret de D.ieu[1] à ceux qui Le craignent (Tehilim 25,14). En somme, pour l’homme la richesse du rapport à D.ieu détermine la richesse du rapport au monde. Ce que l’homme pense, verbalise, élabore, accomplit, dépend de ce que l’on appelle la « crainte du Ciel » et que l’on définit d’ailleurs souvent de façon réductrice, pour ne pas dire trompeuse.

Tout en poursuivant son chemin dans son long voyage vers la compréhension de la Volonté divine, l’homme gagne donc à s’arrêter souvent afin de s’interroger. De questionner un monde qui, du point de vue métaphysique, n’attend que ça si l’on peut dire, puisque derrière le décor de la Nature se cache D.ieu. Plus exactement et pour ouvrir une brève parenthèse, D.ieu ne Se cache pas au sens où Il serait totalement imperceptible, car Il est perceptible, non pas Lui dans Sa sublime essence bien sûr, mais Sa volonté, dont les effets sont manifestes sur l’ensemble de la création, pour qui sait regarder.

Dans le fond, tout se rejoint ; parler au monde, parler à D.ieu. Tel est du moins le lot des « vivants », des individus qui ont choisi d’être, ici-bas, davantage acteurs, ou actifs, que spectateurs et passifs.

En ce monde, tout être, toute chose a la faculté de parler. Et à tout être, à toute chose il est possible de parler. Sans entrer dans les détails et pour curieux que cela puisse paraître, ce que l’on appelle communément la sagesse se mesure notamment à l’aune de la faculté à tisser des liens avec les choses. Tentons l’expérience au pied levé et faisons parler le monde, avec sagesse nous l’espérons, afin de nous lier ainsi à ces « masques Coronavirus » devenus aujourd’hui ordinaires.

Ces masques, disons-le ainsi, ont vocation à protéger autrui d’un dommage éventuel que l’on pourrait soi-même lui causer. Bien sûr, cette vision est quelque peu réductrice. Mais elle reste en partie vraie et, surtout, elle offre une métaphore idéale pour nous permettre d’aborder un sujet qui dérange, la plupart du temps. Il s’agit de la relation à autrui. Pourquoi dérange-t-il ? Essentiellement parce qu’il oblige à une posture que notre société a rendu tristement absurde : penser à un autre que soi.

La norme, en l’occurrence, quelle est-elle ? Orienter toute mon énergie vers ce qui m’avantage. Pour paraphraser un verset connu, investir tout mon cœur, toute mon âme, tous mes moyens dans ma petite vie égotique, alors que le verset parle plutôt de la sorte : « Tu aimeras l’Éternel, ton D.ieu, de tout ton cœur, de toute ton âme et de tout ton pouvoir » (Devarim 6,5). Aussi, que veut D.ieu quand Il demande que notre vie au sens large soit en quelque sorte ramenée, sinon dédiée à Son adoration ? C’est vrai, on parle ou on entend parler de techouva, de bilan personnel, de crainte du Ciel, d’amour de D.ieu, mais derrière ces notions vastes, profondes, nécessaires par ailleurs, n’y a-t-il point de fil conducteur qui pourrait synthétiser ce que la Torah attend de nous ?

Il y a effectivement une idée maîtresse. Un idéal qu’un second verset exprime merveilleusement : « Que Tes demeures sont aimables, Éternel ! » (Tehilim 84,2). Rav Wolbe explique que l’homme choisit le monde dans lequel il veut vivre. Il a toute latitude d’élaborer un monde basé sur l’amitié, ou au contraire un monde basé sur la séparation. La demeure de D.ieu, pour reprendre les termes, est un endroit agréable, un endroit où l’on se sent bien, comme si on y avait été invité en ami. Cette grande maison, ô combien plaisante, ce monde de l’amitié pour le dire différemment, mise sans l’ombre d’un doute sur le rapport à l’autre. Le rapport que l’on entretient avec son prochain n’est pas une option, loin derrière les devoirs vis-à-vis de D.ieu que certains croient les plus impérieux. Non, le rapport à l’autre est le fondement de tout.

Il ne peut y avoir de Présence divine sans atmosphère agréable. Et comment une telle atmosphère pourrait-elle exister si l’on ignore, ou si l’on fait mine d’ignorer qu’elle peut s’évanouir en un instant pour peu que, par malheur, on contrarie, on vexe, on offense, on humilie ?

Les « masques Coronavirus » servent peut-être aussi à rappeler ce principe. À rappeler qu’entre moi et mon prochain, un filtre est nécessaire. Il est décidément trop facile de transmettre le virus de la séparation, sans le vouloir, sans le savoir, et de le laisser se propager ensuite comme une épidémie terrible qui anéantit tout espoir de bonheur.

David Benkoël
Analyste, je partage mon intérêt pour la construction de soi. J’aide par ailleurs des personnes en souffrance à se reconstruire.


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