Les juifs de France en ont assez.
Assez de ces métros où il devient périlleux de porter une kippa.
Assez de ces écoles de la République où être un enfant juif vaut brimades à la sortie des classes.
Assez de la France des amateurs de quenelle dont les meetings sont autant d’appels à la détestation des juifs.
Assez de la France des islamo-fascistes qui ont, comme au temps de l’affaire Dreyfus et des bandes du marquis de Morès, franchi un degré de plus dans l’abjection en commençant de s’attaquer à des synagogues et à des commerces juifs.
Assez de ces manifestations où la « solidarité avec Gaza » n’est souvent qu’un prétexte à hurler sa haine du nom juif.
Assez de lire des reportages décrivant des quartiers où les Mohamed Merah et autres Mehdi Nemmouche sont tenus pour des héros.
Ils en ont assez, oui.
Ils sont nombreux, du coup, à se poser la question : « Sommes-nous toujours les bienvenus au pays des Lumières et de l’émancipation des juifs? Sommes-nous toujours chez nous dans ce pays étrange où le nouage de l’antisionisme le plus vil, du négationnisme le plus épais et de la concurrence victimaire la plus trouble est en train de produire un antisémitisme de type nouveau et potentiellement dévastateur ? »
Et ils sont de plus en plus nombreux à répondre par la négative et à partir s’établir en Israël.
Je comprends – est-il besoin de le préciser ? – cette anxiété qui monte.
Je suis, à ma place, suffisamment exposé pour avoir à me poser, moi aussi, cette question terrible, hier encore inconcevable et dont je n’aurais jamais imaginé qu’elle puisse, de mon vivant, revenir avec cette violente banalité.
Et ce « sifflement inaudible à l’oreille commune » dont parlait Levinas dans un texte sur le climat des années 30 que je n’ai jamais pu lire sans un frémissement d’effroi rétrospectif, ce « vent glacial » qui parcourt les pièces « encore décentes » des demeures juives visées par la horde criminelle, ce souffle fétide qui « éteint les lumières, met en loques les vêtements et apporte les hurlements et ululements » de foules sûres d’elles-mêmes et impitoyables, c’est vrai que je les sens, c’est vrai que je les entends – et la colère que cela m’inspire n’est plus, soudain, derrière mais devant moi.
N’empêche.
Je ne crois pas qu’il faille partir.
Je comprends qu’on le décide, bien sûr, quand on le fait poussé par les nobles raisons de l’esprit, du cœur et de la volonté de contribuer à la consolidation de la société israélienne.
Mais je ne pense pas qu’il faille se laisser impressionner.
Je ne pense pas qu’il faille désespérer au point de plier bagage et de quitter l’arène.
Et cela pour au moins trois raisons.
Les juifs de France, d’abord, ne sont pas si seuls qu’ils le croient. Et, des meetings de Dieudonnéinterdits par Manuel Valls aux manifestations antisémites dont Gaza fut le prétexte et que les maires de grandes villes, qu’ils soient de droite ou de gauche, ont tous eu le courage d’interdire, l’honnêteté oblige à dire que les pouvoirs publics n’ont pas failli et se sont montrés, jusqu’ici, d’une vigilance sans faille.
Les juifs de France, ensuite, sont moins faibles qu’ils ne le pensent. Bien sûr, ils ont, comme le reste de la population, leur contingent de chômeurs, de travailleurs précaires, de pauvres et de vieux qui sont, si j’ose dire, doublement faibles et exposés et qui, sans le soutien d’associations caritatives exemplaires, auraient sombré depuis longtemps. Mais, pour le reste, que de voix fortes ! Que de responsables qui, ayant tiré les leçons de la timidité de ces aînés qu’on appelait les « israélites français » et qui virent venir le pire sans réagir, ne laissent désormais rien passer ! Et puis cette part miraculeuse, et encore majoritaire, de la société française dont j’ose croire que les réflexes, plus encore que la réflexion, ont été affûtés par l’Histoire : elle ne se laissera plus prendre par surprise le jour où surgira, s’il surgit, le groupe en fusion pogromiste !
Et puis, il y a une troisième raison encore – peut-être la plus importante – de ne pas baisser les bras. Ce pays est le leur. Cette république est leur œuvre. De Bernard Lazare à Pierre Mendès France en passant par René Cassin, Romain Gary et tant d’autres, les juifs ont été parmi les bâtisseurs de cette République de France qui reste l’un des lieux du monde où les valeurs d’humanisme et d’universalisme qui sont les leurs restent le plus vivantes. Alors, laisser tomber ? Céder la place aux rouge-brun et à leurs jumeaux de la « vague bleu Marine » ? Abandonner cette France dont ils ont tant reçu, à laquelle ils ont tant donné et qui est, après eux, la prochaine cible des mêmes nervis ? Il n’en est juste pas question. Tant par tempérament que par principe je ne m’imagine pas déserter le champ d’une bataille politique, morale, spirituelle dont je suis, au fond de moi, convaincu que les Républicains finiront par la gagner.
Il faut tenir.
Il faut lutter.
Il faut, comme le crie Jacques Weber sur les planches d’un théâtre où il joue l’un de mes textes et où il est aussi question de cela, être assez forts pour être sûrs d’être toujours les plus forts. Et il faut, forts de cette force, tenir tête à la canaille, ne rien lui céder – et défendre, ce faisant, les règles du vivre-ensemble qui ont fondé la France et ne sont, loin s’en faut, pas étrangères au génie du judaïsme.
Le Sage ne dit-il pas que le premier attaqué est aussi le premier défenseur ?
Et que, dans la mesure même où ils sont en première ligne face à la barbarie qui gronde, les juifs de France sont aussi ses meilleures sentinelles ?
Ils ne passeront pas.
Par Bernard-Henri Lévy

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