Discours prononcé à la synagogue de La Roquette  le Samedi 17 janvier 2015, pour la cérémonie commémorant les derniers attentats et adressé à toutes les personnalités religieuses et gouvernementales présentes pour l’occasion. Cette Synagogue fut elle-même sauvagement attaquée cet été par des hordes antisémites.

Chers Amis, Au nom de toute la communauté de la Roquette, j’aimerais, avant toute chose, vous remercier d’être venus aujourd’hui dans notre synagogue, d’avoir pris de votre temps pour vous associer à notre douleur et à notre indignation. En même temps, vous avez compris qu’au-delà de la compassion, compassion que nous recevons sans aucune complaisance, permettez-moi de vous le dire, compassion qui nous pèse, dont nous voudrions pouvoir nous passer, vous avez compris que l’enjeu dépasse largement notre communauté et les juifs pris en tant que juifs.

Monsieur Manuel Valls l’a fait entendre dans son admirable discours à l’assemblée nationale : lorsque les juifs sont touchés, c’est le signe qu’un malaise beaucoup plus profond se trame à l’échelle de toute la société. Le juif est souvent le révélateur et le curseur emblématique d’une crise, politique, sociétale et morale qui dépasse largement la communauté juive.

Mais la France l’a-t-elle suffisamment entendu ? Je veux dire : a-t-elle suffisamment pris la mesure que les drames, ceux d’Ilan Halimi, de Toulouse, de Sarcelles, de Créteil il y a quelques semaines à peine, signalaient déjà qu’une rupture radicale s’était aussi opérée au cœur de l’identité française et républicaine. Ne fallait-il pas, dès le début, manifester dans les rues de Paris aux cris de Je suis Ilan, Je suis Sarah, Je suis une école juive ? Tuer des journalistes, des humoristes, des continuateurs de Rabelais, Voltaire, Pierre Dac ou Coluche, c’est une horreur absolue, inadmissible, irrecevable. Cet acte va à l’encontre des valeurs fondamentales et inaliénables de la République : la liberté de s’exprimer, de critiquer, de démystifier sans haine et sans négation de l’autre. Je fais partie de la génération qui a grandi avec le grand Duduche et lorsque j’ai appris la mort de Cabu, j’avais sincèrement l’impression de perdre un ami. Malgré tout, quand on a tué des juifs parce qu’ils étaient juifs, on n’a pas seulement tué la liberté d’expression, mais la liberté d’être, de vivre, de s’aimer : Yohan et Yoav avaient 20 ans et 22 ans. Ils n’avaient rien fait. En revanche, ils avaient tout à faire.
Ce qui est remis en question aujourd’hui en France ce n’est pas seulement la possibilité du discours critique, c’est tout bonnement le droit de vivre normalement. Le droit d’aller et venir en toute sécurité. De faire ses courses. De se rendre à l’école. Certes, nous sommes profondément reconnaissants à ces sentinelles de la République que sont nos policiers et nos soldats de nous protéger. Pour autant, pensez-vous qu’il soit facile pour nous, Français de confession juive, de prier avec des policiers postés à l’entrée des synagogues et ce depuis des années ? Est-ce concevable qu’aujourd’hui, en 2015, des enfants, Français de confession juive, doivent se frayer un chemin entre les mitraillettes de nos soldats pour atteindre leur salle de classe ? Si la rédaction d’un journal est un sanctuaire de la liberté, une école l’est tout autant ! La France doit prendre la mesure de cela.

Des siècles d’émancipation, de culture, de lutte pour les droits des femmes et des hommes sont aujourd’hui bafoués, dénigrés par des théoriciens d’un autre âge. Ce ne sont pas des fous comme on a trop coutume de l’affirmer : leurs idéaux macabres sont parfaitement structurés. Ils ont une foi et une loi : celles de la barbarie. Le travail , les efforts , la patience d’un Voltaire, d’un Diderot , d’un Hugo, d’un Zola , mais aussi d’un Durkheim, d’un Bergson , d’un Blum, d’un Mendes France ou d’un Raymond Aron, ces derniers Français et Juifs, n’auraient donc plus de valeurs ni de droit de citer ? Est-ce admissible qu’on ne puisse enseigner la Shoah dans certaines classes des écoles de la République ? Qu’on refuse d’observer une minute de silence pour des victimes sauvagement assassinées et certaines d’entre elles demandant grâce? Que des milliers de messages sur internet affirment et revendiquent le droit de dire : Je suis Coulibaly ou crient au complot sioniste !

Il faut appeler un chat un chat, voir la réalité en face : la République a mal à ses valeurs. Elle est prise de retour par des phénomènes qui la dépasse. Vulnérabilisée depuis plusieurs années par un angélisme bon teint, un humanitarisme le plus souvent partial et une tolérance inconséquente, elle se retrouve presque dans la situation de s’excuser d’exister. Ceci est révoltant. Les héritiers des Lumières n’ont pas à s’excuser d’exister. Ils doivent s’affirmer avec force et détermination. Les valeurs qu’ils défendent sont celles de l’humanité et du respect : elles s’appellent la laïcité. La laïcité ça veut dire : vivre ensemble avec ses différences et non pas malgré elles. Les différences sont une chance et une promesse. Elles enrichissent la vie, lui donne de la couleur. Il y a des siècles, les maitres du Talmud ont dit qu’Adam, le premier homme, avait été créé unique afin que les hommes de violence prennent conscience que nous venons tous du même homme, mais aussi pour que nous sachions que D.ieu a façonné chaque homme du sceau d’Adam, c’est-à-dire semblable à aucun autre. Le Talmud fonde ici dans un même mouvement, l’idée d’unité du genre humain et d’unicité de l’Homme, montrant par cela même qu’unité et unicité ne sont viables que l’une avec l’autre, impensables l’une sans l’autre. Nous appartenons à une même humanité et nous sommes tous uniques. Sans unité, pas de concorde ni de responsabilité. Sans unicité, pas de liberté ni de créativité.

Il est beaucoup question aujourd’hui d’amalgame. L’amalgame est un avatar malsain de l’unité sans l’unicité. Et il faut le redire avec force : les musulmans ne sont pas des terroristes. Les premières victimes de fondamentalisme et du djihadisme, aujourd’hui, dans le monde, sont les musulmans eux-mêmes. Mais si le D.ieu du Coran a pu être à ce point dévoyé, instrumentalisé, utilisé comme le plus immonde des prétextes idéologiques, alors il faut relire le Coran de toute urgence, le soumettre à un examen critique, repenser ses passages fondateurs. Il faut prendre le risque de l’analyse et de l’interprétation pour le sortir de la chape de plomb que constitue toute littéralité. L’attachement à ses origines, à la tradition, ne veut pas dire la fixation obsessionnelle sur des principes rétrogrades et archaïques.

L’Islam est une religion du texte. Elle doit donc avoir le courage d’aller vers lui pour l’interroger. Un texte est une chose vivante que je fais vivre par mes analyses, qui donne à vivre et non à mourir. Lorsque les sages de la Thora ont abouti, à force de réflexion et de raisonnement, à l’idée que le mot « pour » dans le verset « œil pour œil » voulait dire : « dédommagement financier », ils ont en apparence fait une entorse à la lettre. En vérité, ils ont révélé sa dimension de vie. Sans crainte et sans culpabilité car en définitive, seul l’esprit compte. Un texte talmudique ne dit-il pas : « mieux vaut déraciner une lettre de la Thora que de profaner le Nom de Dieu ». Les textes sacrés, la Bible, le Coran sont notre possession. Ils nous reviennent. A nous de les faire vivre inlassablement et l’esprit libre. Le Talmud raconte qu’un jour R.Eliezer était opposé aux sages à propos d’un four en tuile. R.Eliezer considérait que ce four était potentiellement soumis aux règles du pur et de l’impur. Les sages n’étaient pas d’accord avec lui. R.Eliezer pour prouver la véracité de son opinion prit un caroubier à témoin. Le caroubier s’arracha et se déplaça tout seul pour signifier qu’effectivement R.Eliezer avait raison. Les sages dirent : « Un caroubier ne prouve rien ». R.Eliezer prit à témoin l’eau d’un courant. L’eau du courant se mit à courir à rebours. Rien n’y fit. Les sages ne changèrent pas d’avis. R.Eliezer en appela aux murs de la maison d’étude où ils se trouvaient Les murs de la maison se mirent à pencher, mais R.Yohanan empêcha qu’ils s’écroulent. A ce moment, R. Eliezer s’écria : « Si mon jugement doit prévaloir, ce sont les cieux qui vont décider ». On entendit alors une vox céleste dire ; « R.Eliezer a raison ! » R.Yehoshua au nom des sages et citant un verset du Deuteronome s’exclama : « La Torah n’est pas dans les cieux ! Nous n’avons donc pas à tenir compte d’une voix céleste ». Quelque temps plus tard, R. Nathan demanda au prophète Elie comment D.ieu avait réagi à cet événement. Le prophète lui raconta que D.ieu s’était écrié en riant : « Mes enfants m’ont vaincu ! Mes enfants m’ont vaincu ! » . Ce texte, un des textes fondateurs de la théologie juive, ne dit-il pas de manière allégorique que les hommes ont le droit de penser le texte de D.ieu, mais surtout de le lire à hauteur d’homme ? Qu’une fois le texte mis entre leurs mains, il ne saurait leur imposer son sens. Ainsi que le dit notre tradition : non seulement, il n’y a pas de meilleur commentateur du texte que l’homme lui-même, mais il y a autant de commentaires possibles que de commentateurs.

Le drame d’une religion ou d’une idéologie, c’est lorsqu’elle s’affirme comme détentrice exclusive d’une vérité unique ; lorsqu’elle invoque l’ortho-doxie, c’est-à- dire qu’elle impose ses valeurs à l’intérieur d’un système ortho-normé dont elle seule posséderait et fixerait les ordonnées et les abscisses. Depuis plus de deux mille ans, le judaïsme se confronte au texte écrit par le truchement de la Thora orale. Le texte devient texture de vie, espace d’échange et de questionnement. Pour cela, il faut parfois prendre le risque du blasphème. A combien de reprises, lorsque nous étudions, n’entendons-nous pas à propos d’un texte du Midrache ou de la tradition orale : « Si ce n’était le commentaire qui le dit, jamais nous n’aurions osé affirmer pareille chose ». En vérité, il ne s’agit que d’une précaution oratoire. Au bout du compte, l’essentiel, c’est que cette chose ait été dite et qu’elle donne à penser. Par delà son apparence blasphématoire, elle inaugure l’entrée dans le monde du symbolique. Le Zohar, grand texte de la mystique juive, préconise lui-même de « ne pas confondre les histoires de la Thora avec le sens de la Torah ». Les histoires ne sont que son vêtement. L’essentiel se trouve à l’intérieur et pour l’atteindre il faudrait symboliquement le déshabiller. Ce déshabillage du texte consiste à la dévitaliser de toute forme de violence pour ne se consacrer qu’à l’Intelligible. L’un des amalgames les plus regrettables, puisqu’il est toujours question d’amalgame, serait celui qui finirait par assimiler systématiquement religion et obscurantisme, religion et absence de pensée, religion et aliénation. Il me semble que l’un des enjeux de la réconciliation et d’une reconstruction du vivre ensemble pourrait consister à amener ceux qui croient et peut-être ceux qui ne croient pas, s’ils le désirent, à rencontrer des textes, à les dévitaliser de leur violence pour continuer à élaborer et affiner les valeurs. D’un certain point de vue, l’on pourrait dire que les terroristes ont raté le rendez-vous avec les textes, c’est-à-dire avec la pensée. Car un prêche n’est pas la pensée. Les visions apocalyptiques d’un illuminé ne sont pas la pensée. C’est une forme lancinante et perverse de terrorisme intellectuel et parfois l’antichambre du terrorisme tout court.

Je parlais au début de ce discours de notre douleur, de notre indicible douleur, d’avoir perdu ces enfants, ces pères de famille, ces français de confession juive. Malheureusement, vous ne pourrez empêcher les citoyens juifs de se sentir d’abord juif lorsqu’on les tue juste parce qu’ils sont juifs. Pour que le lien social se retisse, que la présence juive en France perdure, il faut que nous soyons capables de redire les valeurs qui sont les nôtres et de les repenser ou de les préciser, s’il y a lieu, mais seulement s’il ya lieu. Sinon, il faut, à l’instar de Charlie Hebdo, tenir bon, résister. Il nous faut aussi agir concrètement pour rendre efficient un projet de société où les gens ne seront plus assassinés parce qu’ils sont nés.

Il nous faudra garder vivant l’esprit du 11 janvier, le regarder non pas comme un sursaut ou la dernière convulsion d’un système moribond ou qui se délite sous nos yeux, mais comme une source d’espoir et de réconfort pour les défis à venir. Je vous invite à présent à nous recueillir et à prier pour nos compagnons de douleurs de Charlie Hebdo, la jeune policière Clarissa Jean-Philippe lâchement abattue d’une balle dans le dos et les victimes innocentes de la porte de Vincennes…

Que leur âme puisse demeurer en paix.

Amen.

Rav Elie Ebidia

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