« Réussir dans la vie » fait partie de ces expressions qui veulent dire tout et rien à la fois. De ces notions que l’on a intégrées sans trop chercher à les comprendre, c’est-à-dire à les questionner. Le plus déconcertant dans tout cela c’est qu’ensuite on se réfère à ces notions, on y souscrit, parfois de manière très contraignante.

«Réussir sa vie». Nous avons tous entendu parler d’individus qui avaient justement été contraints de réussir leur vie. Ou, pour être plus exact, qui avaient vécu leur réussite comme une contrainte. Qui avaient, si l’on peut dire, été forcés par quelque force invisible à emprunter un chemin ou à assumer des choix dans lesquels ils ne se retrouvaient pas. Des choix ou des chemins qui finalement ne leur ressemblaient pas. À adopter un mode de vie peut-être admiré, peut-être cité en exemple par de tierces personnes mais qui à eux, les principaux intéressés, convenait parfois si peu.

Quand arrive le moment où il ne fait plus de doute que la réussite ne rend pas plus heureux, qu’elle ne réussit pas pour sacrifier à un jeu de mots facile, il faut bien s’interroger. Se demander ce qui ne va pas, où se cache l’incohérence, ce qui grippe la mécanique existentielle, ce que l’on a raté… en ayant intégré certaines notions un peu vite, par exemple.
Remettre en cause ce qui soi-disant va de soi, quand ce qui va de soi pose raisonnablement question bien sûr, n’est pas seulement un acte de courage. C’est aussi un acte de conscience. En cela, c’est un acte littéralement vital. Car après tout la nature et l’intensité du rapport à la vie se mesurent à l’aune de la conscience. Plus l’être est conscient, plus il est rattaché à la vie, la maîtrise, la contient et, au paroxysme, la transmet.

Inversement, l’être en perte de conscience adoptera une trajectoire de vie erratique et aura fatalement à souffrir de cela. Une trajectoire non organisée car non orientée, non décidée. À ce sujet, il est particulièrement intéressant de noter comment la Torah décrit ceux
qu’elles nomment « recha’im », terme que les traductions rendent le plus souvent par « méchants » ou « mécréants ». Une traduction étant réductrice par essence, il nous faut la redéfinir. Nous attarder quelque peu sur ces hommes ou ces femmes qui ont hélas fait le choix de tourner le dos à la vie. La Torah dit d’eux qu’ils sont comme une mer houleuse qui ne peut s’apaiser (Yecha’ya 57,20).
L’idée est bien là. Un mouvement chaotique et ininterrompu, entièrement subi, nullement contenu. L’inconscience, c’est un peu de cela. L’acceptation tacite d’être ballotté par la vie comme un fragile radeau peut être ballotté par les flots, tout en regardant, un peu triste, un peu envieux, ces navires magnifiques filer au large. Ceux dont on se dit que l’on n’y ressemblera jamais, ceux qui laissent dans l’océan des sillages bien droits. Droits comme on pourrait s’imaginer la trajectoire d’un éclair de volonté surgi d’une conscience bien établie.
Nous autres, croyants, ou qui essayons sincèrement de le devenir davantage au cours de nos existences, nous autres, êtres en quête permanente de vérité et de sens, nous autres enfin qui désirons la vie, ne pouvons décemment pas nous contenter d’un sort si déplorable. Nous devons plutôt, par courage et par nécessité, nous interroger sur ce que « réussir » signifie vraiment dans une perspective juive. Ceci contribuera à éviter deux embûches majeures qui, d’ailleurs, figurent en bonne place parmi ces idées fausses qui alimentent le mal-être individuel. D’une part, passer à côté de ce qui, pour la majorité, n’est pas une réussite alors qu’en réalité c’en est une ; d’autre part, se glorifier de ce qui, pour la majorité, constitue une réussite alors qu’en réalité il n’en est rien.

En fin d’article, le lecteur attentif remarquera sans doute une nette disproportion entre la place dédiée aux éléments contextuels apportés jusqu’ici, et celle qui sera nécessaire aux éléments de réponse auxquels nous nous consacrerons dans un instant.
Il se trouve qu’une telle disproportion n’a rien de fortuit. Elle exprime par excellence le paradigme de ce que l’on peut appeler au choix : l’accession à la conscience, une thérapie, une analyse, un bilan personnel ou une techouva par exemple. Dans la quête de sens, ainsi nommée de bien des manières, il s’agit de passer le plus clair de son temps à s’interroger. Plus précisément, d’élargir autant que nécessaire tout en synthétisant autant que possible ce qui demeure en fait une seule et même vaste question.

Une question aux innombrables facettes liant entre autres l’appareil psychique, le pôle émotionnel, le vécu, l’appareil fantasmatique, les traits de caractère, la symbolique subjective ou l’intellect. Une question intime, une question existentielle au sens plein du terme, susceptible d’égarer celui qui ose la poser à soi-même.
Or, une fois la question suffisamment élaborée, la réponse devient une formalité.
Derrière tous ces grands mots s’en cache un seul, autrement plus simple : nommer. Nommer est à la fois la base et la clé de la guérison.

En admettant le principe selon lequel la souffrance provient essentiellement d’une distance intellectuelle entre l’être et l’objet de sa souffrance, autrement dit d’un manque de connaissance profonde de ce qui engendre le mal-être, eh bien, mieux on nomme et
mieux on sait, mieux on sait et moins on souffre. La guérison, ce n’est rien d’autre que le résultat heureux du chemin de conscience accompli au travers des méandres des mécanismes à l’origine du mal-être. Et nous comprenons au passage que réfléchir à son propre mal-être de la sorte a déjà, en soi, des vertus curatives.

Passons donc comme promis aux éléments de réponse concernant essai et réussite.
Ceci s’avérera peut-être surprenant pour certains : il faut savoir que la Torah ne demande en aucun cas de réussir. Elle demande par contre de s’efforcer. D’essayer avec sincérité, autant qu’il est possible selon ses aptitudes personnelles. Pour ouvrir une courte parenthèse, on réalise ici que le même travail ne peut être exigé de tout le monde, puisque tout le monde ne dispose pas des mêmes aptitudes, ce qui par exemple a des répercussions immédiates dans le domaine de l’éducation. Nous refermons la parenthèse.

Les Sages d’Israël enseignent par exemple : « Il ne t’incombe pas de terminer la tâche » (Pirqei Avoth 2,16). Terminer, réussir en somme, ne revient pas à la créature mais plutôt
le cas échéant, au Créateur.
L’homme doit simplement s’efforcer de parvenir à un but. Entendons par là un but digne de ce nom, et il n’est pas de but plus vrai que le Projet divin, lequel vise à ramener le monde à son état de perfection originelle. Bien des outils ont été façonnés pour se rapprocher de ce but suprême. On les appelle les mitsvoth. Ils furent donnés à l’homme pour parachever le monde, par Celui Qui forma à la fois l’homme et le monde. Celui Qui connaît l’ouvrage et l’ouvrier qui s’y consacre. Il n’y a là que sens et cohérence, n’est-ce pas ? Aussi, dès lors que l’homme utilise ces outils fort particuliers dans sa vie, que ce soit pour œuvrer dans le rapport à soi, dans le rapport à l’autre ou dans le rapport à D.ieu, le seul fait d’essayer constitue en soi une réussite avérée. Un homme, une femme qui
pensent de la sorte, et la Torah elle-même demande de penser de la sorte, sont des êtres
potentiellement capables de tout réussir sans même avoir à réussir, quelque part.

Qu’en est-il de la réussite objective ? Il faut bien que cela arrive de temps à autres !
Ne nous en cachons pas, chacun a le besoin légitime de voir les fruits de ses efforts. Disons que la réussite est intégralement un cadeau du Ciel. Pour revenir à la Torah, notre référence absolue et inaltérable, elle tient en piètre estime ceux qui croient avoir construit leur réussite de leurs mains et, par orgueil, clament à qui voudra bien les entendre : « Ma force et la puissance de ma main m’ont valu cette victoire-là ! » (Devarim 8,17).

Tout cela n’est que folle illusion. Il faut savoir dire merci à D.ieu d’avoir créé un monde où l’essai peut s’assimiler à une réussite, et où la réussite, quand elle survient, s’assimile à un don gratuit. Et nous comprenons pour finir combien il est absurde de glorifier la réussite au sens large, elle qui n’est pas du ressort de l’homme, ou encore de dénigrer la tentative, notamment la tentative ratée, alors que c’est là tout l’homme (Kohelet 12,13).

David Benkoël
Analyste, je partage mon intérêt pour la construction de soi. J’aide par ailleurs des personnes en souffrance à se reconstruire.


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