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La réponse du premier venu au vu et su d’une critique ou d’un reproche est de se mettre sur la défensive. «Quoi, ne suis-je pas assez bon, serait-il meilleur que moi ? Comprendrait-il la réalité mieux que moi, que sait-il de mes interrogations face à une existence donnée, il n’a jamais vraiment essayé de m’aider, c’est tout simplement un arrogant ».

Cette réaction résulte dans la plupart des cas d’une crainte; celle d’un bouleversement, du changement d’un confort acquis avec peine et d’une reconnaissance de nos erreurs, de notre culpabilité. L’accusé rejette le reproche et riposte bien souvent par une contre-accusation qu’accompagne une gestuelle dédaigneuse.

« Nous, chercheurs de la connaissance, nous sommes pour nous-mêmes des inconnus – pour la raison que nous ne nous sommes jamais cherchés… Quelle chance avions-nous de nous trouver quelques jours?… Nous restons nécessairement étranger à nous-mêmes, nous ne nous comprenons pas, nous ne pouvons faire autrement que de nous prendre pour autre chose que ce que nous sommes, pour nous vaut toute l’éternité la formule : « chacun est à soi-même le plus lointain », à notre propre égard nous ne sommes pas des « chercheurs de connaissance ». (La généalogie de la morale – Nietzsche.)

L’homme est l’être le plus proche de lui-même donc le plus éloigné de sa propre remise en question. Il préfère affirmer que ces reproches ne le concernent pas personnellement et ne rien prendre au sérieux. En outre, il sait que dans de nombreux cas, lui-même, se permet nombres de reproches à autrui dont la teneur et l’origine ne sont pas toujours des plus fiables. Voilà donc des faits qui le rassurent pleinement. Un tel comportement est un véritable inconvénient pour qui ne voudrait changer et ainsi ne ferait jamais aucun progrès. Cet homme est verrouillé sur lui-même, il instaure non seulement les aspects positifs de sa personnalité mais aussi toutes ses insuffisances et ses défauts. Il devient le pieu d’une histoire sans lendemains, sans devenir.

L’homme doit rester ce qu’il est intérieurement, par-delà tous les changements qui l’affectent extérieurement; modifications encouragés par les images de soi, les rôles temporaires négatifs que la société l’oblige à jouer. En clair il existe une authenticité de l’être qui serait cachée et trahie par les nécessités et les contraintes capricieuses de la vie sociale, mais qui se révèle dans une position particulièrement gratifiante, constante et répondant à des règles morales et religieuses toujours éternelles.

La vie s’éprouve en moi comme passion, car elle est initialement offerte à elle-même comme sentiment. Ce que la vie recherche c’est naturellement sa propre élévation et l’expansion de son moi qui avec le bonheur reste intimement lié. L’expansion de ce bonheur est le but même de sa manifestation et c’est dans la participation à la pleine expression de soi que nous éprouvons le bonheur. La vie s’aime elle-même en moi et elle cherche sa plus vaste formulation.

Faire retour sur soi n’est pas un acte qui ne fait que stupidement redoubler la perception. La prise de conscience de soi encourage l’éveil. Si je me suis comporté comme un imbécile, si j’ai été violent et que j’en prends conscience, je ne suis plus tout à fait un imbécile ou un violent au sens habituel, je commence à me voir tel que je suis. Mais l’application quotidienne autorise-t-elle la prise de conscience ? Avouons que non. C’est un peu comme si dans notre existence journalière la plupart d’entre nous étions dans une sorte de torpeur et qu’il nous fallait quelques instants de lucidité dans notre vie pour casser le rituel de nos traditions. La prise de conscience ne devrait pas être seulement accidentelle. La prise de conscience est un mouvement incessant où elle n’est rien. On ne peut dire en ce sens que l’on s’éveille définitivement, car si c’est pour s’assoupir dans une nouvelle habitude, ce n’est plus une prise de conscience.

« L’homme est un être doué de conscience et qui pense, c’est-à dire que, de ce qu’il est, quelle que soit sa façon d’être, il fait un être pour soi. Les choses de la nature n’existent qu’immédiatement et d’une seule façon, tandis que l’homme parce qu’il est esprit, a une double existence ; il existe, d’une part, au même titre que les choses de la nature, mais d’autre part, il existe aussi pour soi, il se contemple, se représente à lui-même, se pense et n’est esprit que par cette activité qui constitue un être pour soi. » (Hegel – Esthétique)

Tout homme est capable de réaliser des choses exceptionnelles, nul ne pourrait le faire de la même manière. La responsabilité qui nous incombe donc, est de développer notre esprit singulier et d’éviter de passer à coté de ce qui sommeille en nous et n’attend que le sursaut du réveil.

Le Rav Kook cite un certain nombre de midrashim où nos sages nous présentent la mort par métaphore; l’homme se retrouve devant le tribunal céleste et n’est jugé qu’à propos d’une question essentielle : avez-vous pris rendez-vous avec vous-même, vous êtes-vous rencontré, reconnu, vous êtes-vous construit ?

Il existe des cas extrêmes où l’homme s’offre aux quatre vents de son environnement, absorbé sans limites par la connaissance et l’information venus d’ailleurs. Il ne tri rien, ne fait aucunement la part des choses, l’infobésité l’entraine vers l’oubli de soi. Il ne sait plus vraiment ce qu’il est ni ce qu’il a, tôt ou tard il arrive à se soustraire à sa propre réalité, à sa propre vérité. Dans une société de surconsommation du tiers, les dommages sont significatifs; perte des sens, perte de la sensibilité, fragilisation psychologique.
La solution proposée par le Rav Kook serait de se muter en sourd ou plutôt de faire la sourde oreille à ce « trop plein » qui génère en moi tant de vide. Tout cela m’empêche d’être à l’écoute du tout moi : de mes envies, de mes besoins, de mes sentiments, de mes pensées et de mes émotions.

Un processus long et difficile, fastidieux et contraignant ! La conception d’une juste relation avec mon être vivant me féconde et me fait re-naitre. Si jamais j’en venais à perdre cela, ce serait comme être dépossédé de l’un des leviers indispensables à la pleine expression de ma personnalité. Le Rav Kook rappelle que dans les lois sur les dommages causés à autrui, la perte auditive est considérée comme un homicide. Il rajoute qu’un esprit sourd et hermétique à soi, et donc à autrui, est un esprit inanimé, vide de sens par manque d’altérité.
« Lorsqu’on néglige l’essence de son âme et qu’on détourne l’esprit de la contemplation du contenu profond de la vie intime, tout devient confus et douteux. Le rôle premier de la Teshuva qui illumine d’emblée les zones obscures est le retour vers soi-même, vers la racine de sa propre âme, ce qui entraîne aussitôt le retour vers Dieu, l’Ame de toutes les âmes, et une progression continue vers le sommet de la sainteté et de la pureté. Le retour vers soi-même ! Ce principe vaut pour l’individu comme pour la collectivité, pour l’humanité entière et même pour la restauration de tout ce qui existe: les détériorations proviennent toujours d’un oubli de sa propre nature. Croire que l’on peut retourner à Dieu sans «rassembler ses dispersés», c’est consentir à un repentir fondé sur la mauvaise foi et comme une invocation mensongère du nom de Dieu. L’individu, la société, l’univers et l’ensemble des mondes, toutes les formes d’existence, ne peuvent revenir vers le Créateur pour être illuminés par la lumière de la vie, sans avoir accepté au préalable le principe fondamental d’un retour à soi-même. » (Orot aTeshuva 15,10 – Rav A.I. Kook)

L’amour de soi et la confiance en soi sont les deux colonnes qui permettent à l’estime de soi d’exister. L’amour de soi nous permet d’accepter nos fissures et nos tares avec bienveillance, quoique sans indulgence, nous autorisant ainsi à nous octroyer une importance alors même que nous avons conscience de nos défauts. La confiance en soi nous convainc que « nous y arriverons » quand une épreuve exceptionnelle se présentera. Elle concerne l’aptitude à « faire », à « agir ». L’estime de soi, elle, appartient au domaine de « l’être ». Lorsque notre regard sur nous-même est dépourvu d’amour, le manque d’estime de soi s’arroge tout l’espace: je vais douter perpétuellement de moi, de mon droit à m’affirmer et à être heureux.
« Aimer son prochain comme soi-même» est tiré d’un verset biblique, tout le monde le connaît mais tout le monde le vit-il dans le bon sens? Souvent nous n’en retenons qu’une partie: aime ton prochain. C’est oublier que tout amour vrai du prochain s’ancre d’abord dans un amour vrai de soi. On ne peut laisser l’amour déborder vers les autres s’il n’est pas réellement présent pour soi-même d’abord. Nombreux sont ceux qui croient qu’autant il est vertueux d’aimer autrui, autant il est coupable de s’aimer soi-même. C’est une erreur de logique qui sous-tend la notion d’incompatibilité entre l’amour des autres et l’amour de soi. Si c’est une vertu d’aimer mon prochain en tant qu’être humain, ce doit en être une de m’aimer moi-même, étant donné que je suis aussi un être humain.

« La source de nos passions, l’origine et le principe de toutes les autres, la seule qui naît avec l’homme et ne le quitte jamais tant qu’il vit est l’amour de soi ; passion primitive, innée, antérieure à toute autre et dont toutes les autres ne sont en un sens que des modifications. » (J.J Rousseau « Emile », IV. Pléiade, IV, p. 491.492.)

Le précepte biblique signifie précisément que le respect de sa propre intégrité et singularité, l’amour et la compréhension de son propre soi, sont inséparables du respect, de l’amour et de la compréhension d’autrui. L’amour des autres et l’amour de nous-mêmes ne constituent pas une alternative. Au contraire, l’amour de soi se rencontre chez tous ceux qui sont capables d’aimer les autres. Il est donc légitime de prétendre que le moi propre doit être objet de notre amour au même titre que toute autre personne. L’affirmation de notre vie, de notre bonheur, de notre croissance et de notre liberté, s’enracine dans notre capacité d’aimer, c’est-à-dire dans la sollicitude, le respect, la responsabilité et la connaissance. Si quelqu’un est capable d’amour productif, il s’aime également; s’il ne peut aimer que les autres, il n’aime en aucune façon.

Si vous vous aimez vous-même, vous aimez chacun comme vous-même. Aussi longtemps que vous aimerez quelqu’un moins que vous-même, vous ne réussirez pas vraiment à vous aimer, mais si votre amour s’étend à tous également, vous-même y compris, vous aimerez l’ensemble des êtres comme ne faisant qu’une seule personne, et cette personne est à la fois Dieu et l’homme. Aussi est-il grand et juste celui qui, s’aimant lui-même, aime tous les êtres d’une égale façon.

Dans les Pirkei Avot: Chapitre 1 – Michna 12, Hillel dit:
« Sois parmi les élèves d’Aaron, aime la paix et poursuis-la. Aime les créatures et rapproche-les de la Torah. »
Il poursuit dans ces mêmes ‘Chapitres des Pères’ au Chapitre 1 – Michna 14:
« Si je ne m’occupe pas de moi, qui le fera ? Et lorsque je m’occupe de moi, que suis-je ? Et si ce n’est pas maintenant, alors quand [le ferai-je] ? »
Il nous présente une équation morale dans laquelle, « tu aimeras ton prochain comme toi-même… » est totalement dépendant de « comme toi-même » c’est-à-dire d’un amour de soi.
L’amour de soi est la condition sine qua non pour aimer les autres, mais je dois d’abord comprendre ce que veut dire l’amour de soi. De même lors de notre amour pour autrui, l’amour-propre peut aussi être illusoire. Le véritable amour de soi s’exprime d’abord et avant tout à travers la responsabilité vis à vis de nous-mêmes. En effet, l’amour de soi est une condition de l’amour des autres, c’est une condition nécessaire mais pas suffisante, nous nous devons de reconnaître l’autre. Comment voudriez-vous que les autres vous aiment, puisque vous ne vous aimez pas? Est-ce vrai? bien entendu!
L’image de soi est, chez nombre d’individus, si mauvaise qu’ils ne peuvent point accepter d’être désirés ou aimés. Ainsi se disent-ils: si elle ou lui pense sérieusement pouvoir aimer une personne tel que moi, il y a anguille sous roche et quelque chose ne tourne pas rond chez elle ou lui. eh bien non ! Chacun de vous a le droit et le devoir de cet amour-propre même si vous n’y croyez pas, amour-propre au singulier comme au pluriel. Amour de soi, de mes frères et sœurs, de mon peuple! La mitsva consiste à savoir s’aimer pour mieux aimer et recevoir de l’amour.

Dans « Éthique » (1677), Spinoza voit en l’amour de soi une force qui nous pousse à chercher la joie, laquelle ne s’acquiert que par la paix et la sympathie avec autrui. Pour lui, il s’agit d’un devoir : nous devons nous soucier de ce qui nous arrive, prendre soin de nous, physiquement mais aussi intellectuellement, en conservant notre liberté de penser et de décider.

Rony Akrich pour Ashdodcafe.com