Cet article est écrit à quelques jours de Yom Kippour. Ce jour unique dans l’année a inspiré les lignes qui vont suivre. Car l’une des particularités de Yom Kippour est qu’il répare les fautes. Pas toutes les fautes toutefois, sans rentrer maintenant dans les détails, mais l’immense majorité d’entre elles. À une nuance près : concernant les fautes commises envers son prochain, Kippour ne suffit pas à lui seul. Il faut encore obtenir le pardon de celui que l’on aurait lésé.

Ces considérations amènent tout naturellement à réfléchir, au-delà du fait de blesser son prochain de quelque manière que ce soit, aux racines même de la haine. Le terme français « haine » revêt une connotation très émotionnelle. On l’appelle « sina » en hébreu et la signification de ce dernier terme, comme de tout terme provenant de la Torah et reflétant donc la Pensée de D.ieu, se veut bien plus essentielle. La sina, c’est tout simplement l’impossibilité de communiquer, très littéralement. C’est le principe selon lequel deux êtres resteront deux êtres, sans ménager chacun une partie d’eux-mêmes, au total deux parties donc, qui pourraient s’unir le temps d’un rapprochement. Fondamentalement, la haine est ce qui produit et entretien la séparation. Pour que l’on associe l’union à la vie, le lecteur comprendra aisément ce que la haine charrie, en tant que principe désunificateur…

Pourquoi en est-il ainsi ? Pour le comprendre, on pourrait partir de cette déclaration un peu caricaturale attribuée aux parents : « Mon fils, tu sera médecin ; ma fille, tu seras avocate ». Eh bien, il y a là, quoique indirectement, ce qui mène les hommes à se haïr plutôt qu’à s’unir. Essayons d’expliquer en quoi.

Derrière les souhaits de parents bien intentionnés préexiste une certaine vérité sociale tacite, plutôt détestable quant à elle. Un médecin, un avocat, un ingénieur, ça c’est honorable ! Par contre un plombier, un mécanicien, une secrétaire, une couturière, pire, un éboueur, une femme de ménage, c’est… C’est quoi au juste ? Ah ! Il n’est pas facile de mettre en mots l’implicite, surtout quand il est teinté de tabou. Essayons pourtant. Avoir un « petit métier » est chose méprisable, tel est en tout cas le message social moderne, si sordide qu’il ne peut qu’être implicite, mais tellement présent, tellement pesant.

Seulement, il y a pire. Ceux qui s’intéressent aux répercussions sociologiques de notre époque massivement technologique, en tout cas concernant les pays dits développés, n’auront pas manqué de remarquer que dès son plus jeune âge, l’individu est poussé vers la maîtrise du dialogue homme-machine. Il faut savoir se servir d’un smartphone, il faut savoir installer et utiliser des applications variées, il faut savoir quand et comment mettre un système à jour, il faut savoir programmer, c’est-à-dire parler un langage proche de celui de l’ordinateur, il faut comprendre une architecture réseau ou une architecture logicielle, il faut savoir en bâtir une au besoin, il faut naviguer avec aisance dans la communication entre environnements informatiques hétérogènes, le stockage des flux de données, leur recherche, leur archivage, leur réplication, la virtualisation des services, le paramétrage d’architectures distribuées grâce au sacro-saint cloud, les modalités d’apprentissage et de prédiction de ce qui s’appelle déjà le machine learning… c’est tout dire. Pour de nombreux étudiants ou jeunes ingénieurs, tout ce monde constitue un couronnement en soi et ce couronnement, on l’ancre déjà dans le cœur des enfants sans en avoir l’air.

Bien entendu, ce à quoi nous faisons référence en effleurant en partie le monde de l’informatique, est valable pour toutes les autres sciences. Sans nous attarder, notre époque est, plus que technologique d’ailleurs, scientifique. La science est devenue celle qui explique, celle qui rassure, celle qui soigne, celle qui procure la vie. Une sorte de dieu de substitution, en quelque sorte.

Ainsi donc, en lisant en diagonale ce qui précède, en faisant abstraction du signifié pour mettre en évidence le signifiant, le lecteur comprend peut-être où nous voulons en venir. Disons-le en peu de mots : pour être respectable, il faut être qualifié. Le contraire, et c’est terrible, est également vrai.

Ceci, de manière très implicite une fois encore, incite l’individu à s’arroger des compétences, ou disons des facultés, réelles ou fantasmées, qu’il met ensuite savamment en avant dans l’espoir d’être remarqué pour l’expert qu’il prétend être. On est bien loin de la simplicité de deux êtres qui échangent pour ce qu’ils sont, par ce qu’ils sont, sans avoir besoin d’une sorte de déguisement. De la sorte, parfois quand de nos jours deux personnes se rencontrent, ce sont finalement deux systèmes inutilement complexes qui se rencontrent, chacun de ces systèmes étant profondément influencé par le souci d’excellence, souvent scientifique, que prône la société, toujours implicitement.

Ces détours permettent d’en arriver à ce qui suit, et surtout de mieux l’aborder. Car ce que nous nous apprêtons à écrire pourra de prime abord ne pas tomber sous le sens mais, après réflexion, deviendra l’évidence même.

Quand deux êtres se rencontrent, ils viennent donc avec un « dossier » sur eux-mêmes, sorte de curriculum vitae censé les mettre en valeur, faire forte impression sur l’entourage. Ce document invisible mais si perceptible comporte de nombreuses lignes. Le plus souvent, elles commencent par « j’ai », « je sais » ou « je veux ». Eh bien, il se trouve que ces prérogatives ne sont rien d’autre qu’une invitation ouverte à la comparaison, pour ne pas dire à la compétition ou à la jalousie. La haine n’est pas très loin…

Ces « documents » rendent au fond compte de la pseudo-nécessité d’excellence prônée par une société ayant un cruel besoin de valeurs nouvelles, radicales, erronées aussi, alors qu’elle a tourné le dos aux valeurs véritables. Ils sont remplis de science ou de technologie, lesquelles ont permis à l’homme de comprendre son univers comme jamais auparavant depuis une poignées d’années à peine à l’échelle du monde. Mais pas seulement. Ces documents sont aussi remplis de complexes voilés, de fantasmes de toute-puissance, et puis tout simplement d’orgueil mal placé, l’orgueil de celui qui n’a pas suffisamment de modestie pour reconnaître sa place et l’occuper avec fierté, une saine fierté cette fois. Quoi qu’il en soit, on réalise aisément que plus ces documents sont riches, plus la réunion des individus qui s’en réclament est compromise. À l’opposé, si les documents étaient peu fournis, voire vierges si une telle chose est possible, la réunion ne serait-elle pas facilitée ?

La conclusion s’impose d’elle-même.

Il est évident qu’une personne doit avoir une connaissance approfondie de ses aptitudes. Ignorer sa valeur ne constitue pas pas seulement un danger : c’est une erreur, puisque chaque individu possède naturellement une immense valeur intrinsèque. Du reste, c’est à l’aune de cette valeur, à l’aune de ce que l’on est et de ce que l’on peut qu’il convient de se jauger soi-même, et surtout pas à l’aune de ce que les autres sont… ou prétendent être. C’est pourquoi être quelqu’un a pleinement du sens dans le cadre du rapport à soi.

Dans le cadre du rapport à autrui par contre, être quelqu’un de manière démesurée ne peut qu’introduire une gêne, un déséquilibre, un facteur de séparation qui, nous l’avons dit, se rapporte essentiellement à la haine. Pour avoir une chance de cultiver le lien social et espérer que deux puissent se fondre en un au lieu de rester irrémédiablement deux, mieux vaut n’être personne. Plus on prend de place, moins l’autre en a, plus il étouffe. Moins on prend de place, plus l’autre en a, plus il respire. Et quand l’un comme l’autre prennent peu de place, c’est la relation elle-même qui respire, ayant du coup tout l’espace nécessaire pour s’épanouir.

David Benkoël
social@benkoel.org 
http://www.torahcoach.fr/

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