Le médecin aide le corps à se guérir lui-même, l’éducateur aide un être humain à se construire lui-même. C’est la vie qui se construit elle-même, mais, comme elle est dans l’enfance fragile, il est bon d’apporter un environnement favorable à sa croissance. Encore une fois, comme nous l’avons vu, ce n’est pas par hasard si le même mot « culture » se retrouve dans le domaine éducatif ou dans le domaine de « l’agriculture ». Il y a des similitudes et un prolongement.

Le Maharal de Prague affirme que la transmission des commandements divins par la colère en lieu et place de la parole, témoigne d’un manque de foi. Selon lui, la colère est une tentative de s’ingérer directement dans le cœur d’autrui en utilisant la violence, tandis que la parole sage est le fruit d’une réflexion posée et de l’intelligence. L’épisode du rocher vient ainsi nous expliquer que l’éducation doit se faire par la parole, et non par la colère.

La conduite de l’homme est donc dictée par la transmission de la connaissance et de la sagesse, depuis le ou les chefs spirituels reconnus de tous vers le peuple lui-même. Evidemment, parfois, les structures de l’ordre social appellent l’utilisation d’instruments de pression et de coercition : face à un voleur, il n’est pas suffisant d’utiliser la persuasion pour l’obliger à restituer l’objet de son délit; il faut aussi le traîner devant un tribunal afin que ce dernier prononce une sentence à son égard. De même, nous concevons aisément que la société ait besoin de juges et de policiers pour veiller au respect de la loi.
Toutefois, ce n’est pas uniquement d’eux que dépend la conduite de cette société. Car l’essence de la stabilité de toute communauté humaine, et d’une nation, repose avant tout sur la parole. Le Rav Kook écrit à ce propos qu’il ne faut pas utiliser la violence même envers un « roc muet ». En fait, le profond secret de l’épisode de la frappe du rocher nous révèle selon lui que Moïse – le cerveau le plus géant de l’humanité, l’âme la plus limpide qui ait jamais existé – a cependant fléchi, l’espace d’un instant, en voulant mettre en valeur une tendance quelque peu « individualiste ». Et cette pulsion, si infime fut-elle, au cœur de la personnalité du plus grand des prophètes, l’a amené à frapper le rocher au lieu de lui parler. Cette apparition de l’individualisme a en même temps neutralisé sa parole et entraîné un acte de violence muet.

Mais dès qu’elle apparaît, l’unité de la relation avec l’autre se brise. La dualité entre moi/l’autre se structure sous la forme d’un conflit. Ce qui est fondé sur le terrain de l’unité, c’est la possibilité d’une reconnaissance mutuelle, d’une entente, d’un respect mutuel. En brisant la relation, la violence détruit ce qui rend possible une communication. « La violence est cette impatience dans le rapport avec autrui, qui désespère d’avoir raison et choisit le moyen le plus court pour forcer l’adhésion ». Mais à ce titre, le violent se retrouve seul avec sa violence. La violence vous referme sur vous-même et vous coupe des autres. Mais en même temps, la violence se retourne contre nous-mêmes. Elle est destruction de soi; les Anciens savaient déjà que la colère est une courte folie. On dit justement que celui qui est livré à la colère est hors de lui. C’est seulement quand on est détendu que l’on est soi-même. La colère est une émotion qui aliène le sujet, elle est une folie.

Il y a certes une différence entre le brusque accès de colère qui retombe assez vite et vous laisse honteux de vous être laissé emporter, et la haine qui entretient le ressentiment, nourrit dans la pensée l’intention de nuire. Mais le fait même de laisser la violence s’emparer de soi, c’est aussi se perdre soi-même. Que la colère soit déjà une folie, cela se montre dans le déchaînement qui s’empare du corps : « La violence suppose un échappement au contrôle : l’explosion émotive se libère en déchaînements paroxystiques, cris et gesticulations, qui atteste l’échec de toutes les disciplines personnelles. Le violent, incapable de se contenir, recherche dans sa propre frénésie une sorte d’apaisement ».
Il est au plus mal car il ne parvient plus à se retrouver, il est emporté par une tempête émotionnelle. S’il peut décharger son affectivité, il regrettera pourtant de s’être conduit comme une bête. Il aura besoin du pardon pour lever sa culpabilité. Si la violence n’est que le résultat d’un processus de frustration, l’expression émotionnelle d’une souffrance, alors, elle peut être ôtée du cœur de l’homme si sa racine est enlevée. Une confiance dans l’homme est possible, une conversion de la haine dans l’amour est possible. Une éducation est possible qui permettrait de résoudre la violence dans les relations, de la traiter avant même qu’elle ne puisse se manifester.

Dans son célèbre ouvrage Messilat Yécharim, «Le sentier de la rectitude», Rabbi Moshe Haïm Luzzato, surnommé le Ramhal, énumère au onzième chapitre, cinq niveaux différents de colère, qui sont en fait des degrés de purification progressive.

Situé au premier niveau de colère, le «colérique», totalement esclave de ses emportements fréquents, perçoit le moindre geste ou la moindre parole malencontreuse provenant de son entourage comme autant de sources supplémentaires d’irritation. Il se conduit parfois comme un être primitif et sauvage, perdant véritablement tout contrôle sur son comportement, semant la terreur et le malheur autour de lui. La colère déforme son jugement, exacerbe son imagination, l’empêchant d’avoir les idées claires et l’esprit serein, et d’être à même de réagir posément à une situation donnée.
L’homme doit pouvoir faire appel aux remèdes de qualité dont l’Eternel l’a gratifié : l’intelligence, la réflexion, la raison et le jugement moral, faire intervenir des sentiments de compassion et d’amour envers son prochain. Le moraliste latin Sénèque s’est penché sur le problème de la colère dans un ouvrage précisément intitulé en latin De ira, «de la colère», dans lequel il définit la colère comme une folie passagère puisque la raison, qui est le propre de l’homme sensé, est estompée durant les crises.

Le Ramhal fait état d’un seconde type de colère, cette fois l’homme parvient à se maîtriser et ne laisse pas éclater sa colère à chaque fois qu’il existe une opposition à sa volonté ou sa propre vision des choses. Il peut en effet exister des événements difficiles, voire même douloureux, que l’homme est tout de même prêt à accepter. Si l’événement est mineur, il lui sera plus aisé de se maîtriser. En revanche, si le cas est d’importance à ses yeux, il entrera dans une vive colère: une colère effrayante et incontrôlée. Mais sa gravité ne s’atténue pas lorsqu’on se se rend compte que les excès de fureur de ce type, même rares, n’en demeurent pas moins extrêmement violents.

Dans une troisième catégorie, l’être est parvenu à établir une «règle du jeu» entre colère et raison, les dégâts causés à autrui par ses excès de colère sont rares et bénins. Cet homme ne peut servir de modèle à l’idéal prôné par le judaïsme en la matière, car il existe toujours en lui des tendances néfastes intériorisées, comme la rancœur ou la haine. La Tora refuse de tolérer la moindre intrusion sournoise du mal à l’intérieur de la personnalité humaine.

Il existe une catégorie encore plus modérée : l’homme peut s’emporter de manière occasionnelle, mais il ne s’agira de sa part que d’une colère minime, fugitive et surtout passagère. Dans ce cas, la colère n’a même pas la possibilité d’influencer le comportement extérieur ni intérieur de l’homme, dont les réactions totalement contrôlées permettent de maîtriser toute situation exceptionnelle et blâmable. Cet homme parvient à se contrôler, jugule sa contradiction interne, et évite de la laisser devenir colère.

Nos Sages ont décrit un tel homme, dans le Traité Avot comme étant «difficile à se mettre en colère et prompt à s’apaiser» (Avot, V, 11). Ils rapprochent ce cas de celui de l’homme qui refuse de s’impliquer dans une dispute et qui refuse de répondre à toute polémique. Cette attitude impassible étant toute digne d’éloges. Il semblerait que ce valeureux combattant possède les mérites propres à devenir notre modèle idéal mais il existe encore un niveau sensiblement supérieur à celui-ci.

Ce dernier degré est bel et bien celui de la perfection, et la tradition l’attribue à Hillel l’ancien. A force de travail personnel, il était parvenu à déraciner totalement tout instinct de colère du plus profond de sa personnalité. Sa grande indulgence lui permettait de développer des relations humaines chaleureuses et constructives qui profitaient à tout un chacun. Il affirmait que la tolérance et le respect d’autrui étaient des atouts moraux de qualité considérable, ayant le pouvoir de rapprocher des valeurs du judaïsme les êtres les plus égarés.

Rony Akrich pour ashdodcafe.com