De gris foncé à très noir… Les scénarios présentés dans le dernier rapport du Haut conseil de santé publique (HCSP) à propos des évolutions possibles de l’épidémie de Covid-19 d’ici à trois à cinq ans n’incitent guère à l’optimisme. Le scénario 1, « vivre avec le virus« , sans doute le plus favorable, serait une poursuite de la situation actuelle, avec des poussées épidémiques régulières et toujours beaucoup de victimes parmi les plus à risque. Le scénario 5, « l’ultra-crise », avec l’arrivée d’un variant échappant à l’immunité vaccinale, nous ramènerait à une situation similaire à celle de mars 2022, la lassitude de la population et des soignants en plus. Le pays se trouverait alors rapidement bloqué, d’autant que la crise économique empêcherait la mise en place de mesures de type « quoi qu’il en coûte ».

Entre ces deux extrêmes, une autre hypothèse verrait l’apparition d’un variant qui frapperait surtout les enfants. Ces futurs sont-ils plausibles ? Avons-nous les moyens de nous en prémunir ? Le Pr Didier Lepelletier, nouveau président du HCSP, s’en explique. Récemment nommé à la tête de cette instance, ce médecin nantais en profite pour détailler ses projets pour les prochains mois.

Pr Didier Lepelletier : L’Organisation mondiale de la santé (OMS) a présenté des scénarios un peu plus optimistes. De notre côté, nous nous sommes placés volontairement dans des hypothèses pessimistes. Notre objectif n’est pas de décrire l’avenir : l’idée de cet exercice est vraiment d’anticiper le pire, pour empêcher qu’il ne survienne. Il s’agit de proposer à nos gouvernants des recommandations d’anticipation d’ici à dix-huit mois, afin qu’ils prennent les mesures nécessaires pour éviter de nous retrouver plus tard dans l’une des situations décrites.

Sachant tout de même que notre premier scénario, « vivre avec le virus« , résume finalement déjà l’état actuel de l’épidémie. Malheureusement, nous voyons que la société s’habitue à supporter des taux d’infection très élevés.

Vous évoquez aussi la possibilité de voir apparaître des variants qui cibleraient particulièrement les enfants, ou qui échapperaient totalement à l’immunité acquise, à la fois par l’infection et la vaccination… Est-ce plausible ? 

Ce rapport a été rédigé par un groupe de travail incluant des sociologues, des anthropologues, des spécialistes de la prévention, des virologues, des infectiologues, des chercheurs, des représentants des agences sanitaires, des vétérinaires, des spécialistes de santé publique… Ils nous disent qu’il serait tout à fait possible que ces scénarios se produisent. Concernant les enfants, personne n’a pensé à cette éventualité, et nous n’y sommes absolument pas préparés. Les moins de 12 ans s’avèrent beaucoup moins vaccinés que le reste de la population. Les urgences et les hôpitaux pédiatriques ne sont pas dimensionnés pour une crise de ce type. Cette éventualité déstabiliserait profondément la société, car au-delà des drames humains, les parents seraient nombreux à ne plus pouvoir travailler. Le pays pourrait rencontrer de grandes difficultés à gérer cette situation.

Quant à un variant d’échappement immunitaire total, qui peut affirmer que cela ne surviendra pas ? En juin 2020, beaucoup pensaient que l’épidémie était quasiment terminée, et elle a redémarré dès la mi-juillet… Nous n’avons pas de boule de cristal, et le but n’est pas de faire de la prévision à court terme, mais de proposer des outils de prévention et de prospective à moyen et long termes. Comme nous l’indiquons dans le rapport, ces différentes évolutions possibles de la crise pourraient aussi se produire chacune à des horizons différents. L’avenir pourrait aussi être une combinaison de certaines d’entre elles. Mais on peut également espérer qu’aucune ne se réalise.

Parmi les 28 recommandations émises par le HCSP, lesquelles vous paraissent les plus urgentes ? 

Nous préconisons en particulier de déployer une stratégie de santé publique populationnelle, pour protéger les personnes vulnérables, avec un renforcement des campagnes de vaccination, un accès rapide au diagnostic et aux traitements, notamment en ville. Pour cela, il ne faut pas tout centraliser, mais laisser les agences régionales de santé s’organiser en fonction des besoins sur leur territoire. Par ailleurs, les médicaments antiviraux devraient faire l’objet d’une communication plus grand public, ainsi qu’auprès des acteurs de terrain comme les médecins et les pharmaciens, pour faciliter leur prescription aux patients qui peuvent en avoir besoin.

Au début de la crise, les autorités s’étaient demandé s’il ne fallait pas isoler uniquement les personnes fragiles et à risque d’infection, mais cela s’était vite révélé impossible avec 18 millions de personnes concernées. Maintenant, avec la disponibilité des vaccins, des médicaments et des masques, il est tout à fait envisageable d’adopter ce type de stratégie pragmatique. Ainsi, il faut insister sur le fait que les personnes fragiles continuent à porter le masque dans les lieux clos.

C’est très stigmatisant…

Cela veut dire qu’il faut faire de la pédagogie pour que cela ne soit pas vécu comme tel. En réalité, nous devrions tous continuer à porter le masque dans les lieux publics. Quel que soit son âge, personne n’a intérêt à faire un Covid. Le Haut Conseil de la santé publique l’a dit à plusieurs reprises : dans une situation où cette mesure barrière n’est plus obligatoire, les personnes qui souhaitent se protéger auront intérêt à continuer à porter un masque de type masque chirurgical, voire un appareil de protection respiratoire de type FFP2 selon les circonstances, car ils sont plus efficaces que les masques chirurgicaux pour la protection individuelle. C’est une recommandation qui reste importante.

Par ailleurs, nous appelons à une réflexion européenne sur l’anticipation des crises – mais je sais que la direction générale de la santé y travaille – et sur la coordination de la recherche, notamment pour trouver un vaccin qui offre une protection plus durable que ceux à ARN messager. Il faudrait aussi poursuivre la réforme du système de soins, au-delà du Ségur de la santé. Il s’agit notamment de faciliter l’accès aux consultations pour les patients avec des maladies chroniques, et aussi de renforcer les capacités d’accueil en pédiatrie.

Vous ne dites pas un mot, dans ce rapport, sur l’amélioration de la qualité de l’air intérieur, que de nombreux épidémiologistes présentent pourtant comme essentielle pour maîtriser les risques liés au Covid à moyen terme…

C’est parce que nous avons déjà écrit au moins cinq avis sur ce sujet et que cette mesure est l’une des sept de la doctrine du Haut Conseil de la santé publique relative aux gestes barrières. L’aération, c’est capital, et pas uniquement contre le Covid. Il est prouvé qu’étudier dans une salle bien aérée améliore les capacités d’apprentissage des enfants, par exemple. Sans parler bien sûr de la prévention des maladies infectieuses hivernales. Nous avons déjà indiqué, par exemple, que dans les bars et les restaurants, les salles sans fenêtres et sans aération efficace ne devraient pas être autorisées en période épidémique.

Mais les recommandations relatives à l’aération rentrent dans un cadre plus large, avec la surveillance de l’émission de CO2 par des capteurs, l’existence et la performance d’un système de ventilation (déjà visée par une réglementation départementale) et les possibilités d’aération par les ouvrants. Ces recommandations du Haut Conseil de la santé publique sont issues de réflexion de scientifiques. A présent, elles doivent être traduites par des textes réglementaires pour leur mise en application pratique sur le terrain, dans les entreprises ou dans les écoles par exemple.

Justement, pensez-vous que les propositions issues de votre travail prospectif vont trouver une traduction concrète ? 

Bien sûr. Imaginez que l’un des cinq scénarios se produise et que rien n’ait été fait. Ce rapport permet d’anticiper sur ce que l’on ne voudrait pas voir arriver et de donner aux responsables politiques des éléments de réflexion. Il serait intéressant de rencontrer les pouvoirs publics pour voir avec eux comment ils pensent tenir compte de ce travail. Il est vrai que cet exercice de prospective est relativement novateur pour la France, mais nous comptons le pérenniser à travers la création d’un groupe de travail dédié au sein du Haut conseil.

Quel sera le rôle du HCSP par rapport au futur comité scientifique que le gouvernement souhaite créer pour remplacer le conseil scientifique ? 

Le conseil d’Etat a dit dans un avis daté du 5 juillet qu’il n’était pas nécessaire de créer un autre comité national sur la gestion des crises sanitaires du fait des missions déjà confiées au HCSP – fournir de l’expertise scientifique aux politiques lors des crises et faire de la prospective en santé. Nous pensons que le Haut Conseil de la santé publique peut jouer ce rôle sur le territoire en fédérant l’expertise des autres agences sanitaires.

Nous attendons de voir si ce nouveau comité voit le jour, mais il relève de la responsabilité des politiques d’assurer la coordination entre les différentes instances déjà existantes dans ce domaine. Le Haut Conseil de la santé publique a par ailleurs déjà prévu de créer une instance en son sein dédiée à l’anticipation des crises sanitaires et à la prospective, dans la suite logique de son expertise, de son rôle dans la gestion de la crise pandémique et de ses compétences en prospective.

Sur quoi porteront les prochaines publications du HCSP ? 

Nous sommes en train de finaliser une nouvelle doctrine relative aux mesures universelles d’hygiène pour la prévention des principales maladies infectieuses survenant dans la population générale. Nous travaillons sur de nombreuses pathologies et mesures de promotion de la santé et de prévention des infections. Avec l’objectif d’expliquer comment éviter de les contracter, ou de les diffuser si jamais on est quand même infecté, dans le but de protéger son entourage. Ce travail en cours est original et n’a pas d’équivalent en France ou à l’international. Il devrait être disponible pour l’automne prochain.

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