Les projets de réforme des programmes scolaires promus par Najat Vajaud-Belkacem suscitent débats acerbes et souvent procès d’intention. Reproche lui est fait notamment en matière de connaissance des faits religieux de porter atteinte au principe de laïcité quand ce n’est pas de favoriser la promotion de l’Islam. A quoi l’actuelle ministre de l’Education nationale réplique, fortement, qu’il n’en est rien, que la polémique n’a jamais fait reculer le racisme et qu’en matière de faits religieux les principales religions qualifiées de monothéistes sont présentées objectivement et méthodiquement dans « l’ordre chronologique » à savoir: judaïsme, christianisme et islam. Ce débat ne saurait laisser la communauté juive indifférente, qu’il s’agisse des écoles juives privées ou des parents qui ont décidé de maintenir leurs enfants dans l’école publique.

Deux questions centrales se posent.

D’abord que faut–il entendre par « ordre chronologique »? Faut–il inculquer que le judaïsme s’inscrit sur un axe historique à une seule dimension un peu comme dans l’histoire de l’Antiquité les Egyptiens précèdent les Hellènes qui eux mêmes précèdent les romains, et que dans tous les cas il s’agit d’une « civilisation » relevant principalement de l’archéologie? L’on ne saurait accepter qu’une vue aussi simpliste et aussi spécieuse s’applique à la présentation du judaïsme qui demeure une forme de connaissance vivante, laquelle depuis son apparition dans l’histoire humaine, produit des œuvres qui sont, pour peu qu’on en prenne connaissance, des monuments de l’esprit humain. Cette dernière précision ne concerne pas seulement la communauté juive mais l’idée que l’on se forge du principe même de laïcité lequel commande instamment de ne jamais perdre de vue qu’en ce domaine ce qui se présente comme «histoire», au sens archivistique, concerne en réalité l’identité et l’existence de personnes individuelles et de collectivités qui vivent au présent et qui revendiquent comme relevant des droits de l’Homme d’être considérées non pas comme les brouillons mais bel et bien comme les contemporaines les unes des autres. C’est à cette condition que la définition constitutionnelle de la République Française, comme une République démocratique et laïque, prend sa pleine effectivité. Il importe alors que dans la réforme de ces programmes le qualificatif de « premier » soit explicité dans sa signification originaire. S’agissant des religions monothéistes, et sans discuter le moins du monde leur propre originalité, le christianisme et à un moindre degré l’Islam procèdent d’un judaïsme toujours vivace qui ne réclame aucun privilège de primogéniture mais qui refuse avec force qu’on le juge dépassé ou subsumé dans d’autres formes de croyances, intentionnellement ou inconsciemment matricides ou fratricides. Car s’agissant également d’enseignement, et puisque la ministre fait l’apologie de la pluridisciplinarité l’on se saurait omettre non plus la contamination de l’aire culturelle par celle de la théologie, surtout lorsque celle ci se veut exclusive et qu’elle se fanatise.

On en prendra un seul exemple résultant de lectures récentes qui corroborent d’autres lectures attentives à une contamination aussi désastreuse. Dans ses « Journaux et carnets » le géant de la littérature que fut Tolstoï s’interroge sur le sens de la vie en général, sur l’interaction entre le bien et le mal, la liberté et le pouvoir, ainsi que sur l’amour de Dieu et du prochain. Vues édifiantes et par instant, sublimes. Sauf qu’à un moment donné et sans crier gare l’on tombe, c’est le cas de le dire, sur cette notation pour le moins problématique: « La foi judaïque est la moins religieuse. Une foi qui a pour dénominateur commun l’Infini. Une foi orgueilleuse de ce que seuls ils sont le peuple élu de Dieu » (18 janvier 1906). En moins de trois lignes l’immense auteur vient de reproduire les stéréotypes les plus assassins qui conduiront trois décennies plus tard aux lois de Nuremberg.

Certes, il ne s’agit pas de transformer Tolstoï en écrivain antisémite en oubliant sa condamnation radicale des pogroms qui ensanglantaient la Russie de son temps. Il faut juste prendre conscience en matière d’enseignement que la littérature universelle est parsemée de tels tessons coupants. Ce qui n’empêche pas Tolstoï d’affirmer par ailleurs que rien n’est possible sans observance de la Loi divine. Mais de quelle Loi est-il question? Que l’on sache, le principe divin concernant l’amour du prochain n’est-ce pas dans le « judaïque » Lévitique (19, 18) qu’il se trouve énoncé la toute première fois pour la conscience humaine? Qui le dira publiquement? Qui l’enseignera?

Raphaël Draï, Actu J, le 4 Mai 2015

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