Avant de rebondir sur la question que nous posions à la fin de la première partie de cet article, ouvrons une parenthèse.
Disons-le tout net. En soi et à l’instar de tout sentiment, la pitié est vide de sens. Car une émotion dit rarement ce qui est ; tout au plus dit-elle ce que l’on est. Par exemple et très succinctement, le coup de foudre sentimental ne dit pas qu’il y a amour ou même promesse d’amour ; il informe juste du puissant besoin personnel de se fondre dans un idéal, peut-être jusqu’à y disparaître, et que cet idéal est personnifié par quelqu’un dont on se dit follement amoureux. Pourquoi un besoin d’une telle intensité ? Quelle est la symbolique intime qui permet de l’expliquer ? Fondamentalement, alimente-t-il  un accomplissement de soi ou une régression ?

Ce genre d’interrogations demande une analyse méthodique et dépasse quoi qu’il en soit notre sujet, auquel nous invitons le lecteur à revenir en rappelant que seule la lumière de la raison est à même de révéler la teneur véritable d’une émotion.
Du reste pensez-y, et vous constaterez combien de circonstances ou d’individus qui, de prime abord, inspirent la pitié, inspirent dans un second temps tout autre chose une fois ce sentiment passé au crible de l’esprit.

Vous constaterez plus généralement combien de notions jugées bonnes sont en réalité mauvaises, et combien de notions apparemment rebutantes recèlent après-coup
d’authentiques bienfaits. Ce changement éventuel de paradigme, qui aide l’homme à rester sur le chemin de la vérité, est donc possible s’il veut bien laisser la raison prendre le pas sur l’émotion.
Nous refermons la parenthèse, non sans oublier qu’une vision du monde au travers du seul prisme émotionnel est probablement une vision faussée. Ce n’est donc pas par pitié qu’il faudrait accepter ce fameux journal, du moins pas uniquement. Quant à le refuser, ce serait tout simplement une erreur tragique, et nous aimerions maintenant expliquer en quoi.

Un immeuble a besoin d’un terrain pour être bâti, une rencontre sportive a besoin d’un stade pour avoir lieu, un arbre a besoin d’une parcelle de terre pour pousser, une famille a besoin d’une maison pour grandir, un couple a besoin de confiance pour perdurer. Ces métaphores exploitent la même idée essentielle : en ce monde, seul ce qui a une place peut exister.

Quand on parle d’amour-propre, c’est exactement cette notion qui est en jeu. L’amour-propre est l’espace que l’on s’octroie pour se permettre d’exister, rien de moins. En d’autres termes, peut-être plus percutants, l’amour-propre ressemble à un permis de vivre que l’on s’octroie.
Forts de cette définition, nous comprenons que tout le monde n’est pas égal dans l’élaboration de son amour-propre. Tout le monde a une place, c’est une certitude, car D.ieu donne une place à chacun dans le monde qu’Il a créé. Par contre, tout le monde n’est pas capable d’accepter sa place avec résolution. Tout le monde n’est pas capable de se considérer apte à l’occuper. Certains ne se sentent pas dignes, certains ne se sentent pas prêts, tout simplement parce que la vie, parce que les gens le leur ont fait « comprendre ». Et les voici qui se retrouvent face à un endroit, leur endroit existentiel à eux, mais sans la légitimité d’y résider. Sans avoir pu ou su fabriquer la clé qui ouvre la porte de leur propre maison.
Certains, donc, ont besoin d’être aidés pour développer leur amour-propre. À quoi bon leur intimer : « Sois, à la fin ! », à quoi bon les malmener, à quoi bon les rudoyer ? Pour eux, devenir n’est pas une notion familière, c’est ainsi, si bien qu’ils doivent être soutenu. Pour les uns, il suffira d’un coup de pouce passager, pour les autres un accompagnement plus soutenu sera nécessaire. Tout dépend au fond de la nature des obstacles qui se dressent sur le chemin de la reconquête de soi et, dans ces obstacles, comptent bien sûr l’absence historique d’outils pour les surmonter.

N’allez pas croire que notre discours est pure rhétorique. Que nous écrivons pour le plaisir d’écrire, de mettre en mots des idées quelque peu désincarnées de la réalité. Concrètement et pour prendre deux exemples, considérez ces enfants en marge des cours de récréation, non en raison d’une saine pudeur mais par crainte presque maladive de se manifester aux yeux des autres. Considérez-les, ces autres enfants, éternels rêveurs, non qu’ils soient sainement imaginatifs, mais ils ont développé un monde intérieur assez vaste pour héberger une volonté qu’ils ne parviennent pas à projeter hors d’eux-mêmes, éventuelle- ment parce que leurs parents ont fâcheusement oublié de le leur apprendre.
Quand ils sont devenus plus grands, ces enfants soit effacés soit rêveurs, on leur reprochera volontiers de trop se laisser marcher sur les pieds.

Mais comment reconnaîtraient-ils la « limite de leurs pieds », eux dont l’être tout entier a déserté l’endroit qu’il est supposé occuper ?

L’homme à la salopette et à la casquette rouges n’a peut-être pas été un de ces enfants. Par contre et sans l’ombre d’un doute, il est de ceux qui ont besoin d’être aidés pour s’aimer.

Le lendemain, je retrouvais l’homme. Comme à l’accoutumée, il me tendit son journal sans
un mot, avec une lueur d’espérance dans le regard. La nuit était passée, c’était maintenant
un autre jour, l’émotion de la veille s’était estompée, tout était redevenu normal en somme. Je m’apprêtais donc à refuser poliment de prendre le journal qu’il me tendait à bout de bras.

…Mais au dernier instant, ma raison me commanda d’accepter ce journal et de remercier l’homme chaleureusement, comme s’il m’avait rendu un important service. Ainsi, je témoignerais implicitement à ses yeux qu’il a toute sa place devant l’immeuble de ma société. Qu’il a toute sa place dans la société. Ainsi, je l’aiderais à s’aimer !

David Benkoël
Analyste, je partage mon intérêt pour la construction de soi. J’aide par ailleurs des personnes en souffrance à se reconstruire.


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