Les Sages d’Israël enseignent que le monde entier n’est qu’allégories. Le monde qui nous entoure témoigne de phénomènes qui ont du sens, à divers degrés toujours plus profonds. Ils ont du sens car ils ont été pensés, tout bonnement : au commencement, D.ieu créa (Berechith 1,1) le monde en lui imprimant une cohérence absolue.

Ainsi, le fait que le soleil se lève graduellement, que les vagues parcourent fièrement des milliers de kilomètres pour finir par se briser inexorablement contre quelque rivage, que trois cordes tressées en une seule offrent plus de solidité qu’une corde unique, que dans un cycle sans fin la lune disparaisse totalement avant de reparaître, ne sont pas seulement des phénomènes naturels. Ce sont des phénomènes issus d’une Volonté supérieure, laquelle influence l’univers dans son ensemble, jusque dans la psychologie humaine comme nous allons tâcher de l’illustrer.

Que pouvons-nous comprendre pour nous-mêmes de ces quelques phénomènes, en les acceptant comme des allégories ? En peu de mots, le lever du soleil pourra nous apprendre le fait qu’une idée, comparable à la lumière, met un certain temps avant de s’imposer à l’homme et de « briller » à son zénith. La persévérance des vagues, si ce terme peut être employé en pareil contexte, pourra aider à accepter que l’échec n’est pas un motif de découragement, puisque les vagues continuent à s’élancer vers la terre comme pour la conquérir, même si les vagues précédentes ont échoué. Les cordes tressées pourront témoigner du fait qu’un processus plusieurs fois répété, devenu donc habituel voire routinier, produit un effet supérieur sur l’individu. Les cycles de la lune pourront faire référence au cycle de la vie, qui impose sans trêve à l’homme de chuter puis de puiser où il le peut les forces pour se relever. Tout se ressemble, tout se rassemble : le monde entier n’est qu’allégories.

Dans la même lignée, nous pourrions évoquer un autre phénomène « naturel » : le navire brise-glace. Comment un tel bateau parvient-il à fendre la banquise si facilement, quand les navires ordinaires en restent prisonniers à coup sûr ? On pourrait penser que ce mastodonte d’acier brise la banquise de face grâce à sa terrible puissance. C’est pourtant faux. Il est illusoire de vouloir casser la banquise de face, puisque derrière la section que l’on attaque, des kilomètres d’eau solidifiée attendent encore ! Briser la glace qui recouvre l’océan, c’est au fond fracasser une muraille de plusieurs kilomètres d’épaisseur et cela, aucun mastodonte ne le peut, serait-il fait d’acier.

Seulement, si la banquise est très longue, elle est aussi relativement fine, son épaisseur n’excédant pas trois ou quatre mètres. Et c’est bien cette faiblesse que le navire brise-glace exploite pour parvenir à ses fins. La forme de sa proue, arrondie et non droite, lui permet de glisser au-dessus de la banquise avant de s’écraser sur elle de toute sa masse.

Et puisque le monde entier n’est qu’allégories, que pourrions-nous apprendre du navire brise-glace pour briser à notre tour ces situations problématiques de l’existence, semblables à une banquise impossible à traverser ?

La réponse, nous la connaissons déjà. Attaquer un problème de front, pour peu que ce problème soit réellement paralysant, a peu de chance d’aboutir. On se découragera, on s’abîmera dans la frustration, sans espoir d’éprouver la consolation de l’être qui voit ses soucis voler en éclats. Par contre, surplomber le problème, même le temps d’un instant, serait déjà prendre une option sur la victoire. Toutefois, une question demeure. Quelle masse formidable permettra de briser la glace quand on reviendra s’écraser contre elle ? C’est la masse du recul. Surplomber la situation, prendre de la hauteur par rapport à son problème comme on le dit, suffit à conférer une forme de pesanteur qui, si elle est utilisée, deviendra de l’énergie. C’est la masse de la volonté, de la conscience et de la connaissance réunies qui aura raison du problème.

Les Sages d’Israël n’utilisent que deux mots pour résumer ceci, quand ils recommandent d’être léger comme l’aigle[1]. L’aigle est un oiseau très particulier. En effet, tous les autres (…) craignent qu’un autre oiseau ne plane au-dessus d’eux, mais l’aigle ne craint que (les flèches de) l’homme[2] étant donné qu’il n’existe aucun oiseau capable de s’élever au-dessus de lui.

Nous en déduisons que l’aigle domine les paysages qu’il survole. Dominer la situation ? C’est justement ce que nous évoquions à l’instant ! Dominer la situation, c’est bel et bien profiter de cette hauteur salutaire qui donne sur les problèmes un ascendant irrésistible.

Pourtant, le recul ne s’inscrit jamais dans l’immédiateté. Ce phénomène prend du temps. Et on peut l’observer, toujours par allégorie ; quand un aigle s’arrache à une branche d’arbre, ses grandes ailes battent l’air lourdement avant qu’il ne s’élève avec une pesanteur aux antipodes de la légèreté dont parlent nos Sages. Il faut convenir que la légèreté de l’aigle ne réside pas dans sa prise d’altitude, fort lente, mais dans sa position élevée, dominante même, une fois sa laborieuse ascension terminée. C’est après s’être élevé que l’aigle acquiert sa légèreté.

Il en va de même pour l’homme. S’élever au-dessus d’un problème épineux prend du temps. Et après tout qu’importe ? N’en déplaise à notre génération aliénée à l’instantanéité et à la facilité[3] auxquelles la technologie l’habitue, il est des virages de l’existence qu’il importe de négocier lentement. Une fois le recul pris sur le problème, une fois la « légèreté » acquise, l’homme a la possibilité de développer le potentiel pour retomber, lourdement cette fois, ou plus joliment dit avec une pesanteur qui dépasse celle que son problème lui impose, pour faire enfin voler celui-ci en éclats… ou pour le contourner, ce qui est au moins aussi bien.

Notes

[1]  En hébreu, qal kanecher (voir Avoth 5,20).

[2]  Rachi ad. Chemoth 19,4.

[3]  Trompeuse, cela va sans dire, voire même dangereuse d’une certaine manière.