Après la chute du mur de Berlin et la nouvelle architecture de l’ordre mondial, la myopie de la sécurité nationale, aux Etats-Unis, témoigna d’une compréhension profondément erronée.
Considérons quelques exemples de la façon dont les dirigeants américains ont traité certains défis spécifiques à ce moment-là : un premier conflit éclata en ex-Yougoslavie, les politiques et autres spécialistes insistèrent pour maintenir cet État artificiel en dépit des aspirations ethniques et religieuses intenses des trois principales composantes de ce pays.
La politique américaine déclarée envers la Chine fut celle d’un « engagement constructif ». Naïvement, ils supposaient voir le chef d’une civilisation concurrente, avec des intérêts concurrents, s’occidentaliser.

Comme l’a souligné Samuel Huntington (professeur à Harvard, il fait paraître en 1996, « Le Choc des civilisations » essai d’analyse politique), les Chinois pensent que :
« leur succès économique est en grande partie le produit d’une culture asiatique supérieure à celle de l’Occident, culturellement et socialement décadente ».

La pire bévue de l’après-guerre froide fut celle où les États-Unis présumèrent qu’une fois les Irakiens sauvés d’un régime dictatorial, ils se rallieraient au drapeau de la démocratie, ignoreraient des siècles de tensions ethniques et religieuses et adopteraient rapidement les droits, les valeurs et les perspectives de l’occident.

Toutes ces impérities ont en commun la négligence de l’idée d’Huntington selon laquelle le monde de l’après-guerre froide s’organiserait suivant des critères ethniques, religieux et civilisationnels. Les nations rejetteraient les alliances artificielles de la guerre froide et se rallieraient autour de liens historiques communs.
Nous aurions dû pouvoir prédire que la Turquie graviterait dans le monde islamique et s’éloignerait des intérêts de l’OTAN.
Nous aurions dû prévoir que la Grèce orthodoxe serait l’un des membres les plus gênants de l’Union européenne.
Nous aurions dû savoir que la Tchétchénie musulmane demanderait son indépendance de la Russie orthodoxe.
Comme il l’écrit :
«Dans le monde de l’après-guerre froide, les distinctions les plus importantes entre les peuples ne sont pas idéologiques, politiques ou économiques, elles sont culturelles. »
La politique américaine envers la Russie a profondément souffert de cette incapacité à comprendre ce qui motive le plus l’action des peuples. Francis Fukuyama (Docteur en sciences politiques à Harvard, publie en 1992 « La Fin de l’histoire et le Dernier Homme »), parlant au nom d’une grande partie de l’establishment de politique étrangère, faisait valoir en 1989 que la Russie de l’après-guerre froide tendrait vers un système politique dans lequel «le « peuple » redeviendrait véritablement responsable de ses propres affaires. L’État de droit prévaudrait sur les actions arbitraires du parti avec une séparation des pouvoirs exécutif et législatif, un pouvoir juridique réellement indépendant. » Pour de nombreux penseurs occidentaux, il semblait inconcevable que la Russie choisisse la voie rétrograde du retour à ses racines autoritaires et orthodoxes.

Les analyses et prédictions de Huntington s’avèrent bien plus prémonitoires que celles de Fukuyama et de beaucoup d’autres. La politique étrangère américaine aurait dû tenir compte de ses conseils dès le début de la crise en Ukraine.
Mais ce ne fut guère le cas!

Le 24 février, a pris fin l’ère d’une Russie en quête de son espace et de son statut, dans un monde focalisé autour de l’Occident. Toutes les initiatives politiques ne venaient que de là, les pays affiliés déterminaient également les règles de base de cet univers et autorisaient, à leur discrétion, d’autres participants à partager les bénéfices de l’ordre établi. Au cours des trois dernières décennies, la Russie a cherché à retrouver sa place, d’une manière conforme à ses intérêts. D’abord prudemment, et même timidement, puis avec plus d’obstination, elle a signifié qu’ignorer ses intérêts conduirait à une crise mondiale.
Après la chute de l’URSS en 1991, les Occidentaux n’ont guère hésité à accroître leur suprématie militaire à l’Est.

En 1999, la Hongrie, la Pologne et la République tchèque rejoignent l’Otan.
En 2004, elles seront suivies par la Bulgarie, l’Estonie, la Lettonie, la Lituanie, la Roumanie, la Slovaquie et la Slovénie.
Depuis, en 2020, l’Albanie, la Croatie, le Monténégro, et enfin la République de Macédoine du Nord, sont également devenues membres de l’Alliance et bénéficient de sa protection en cas de conflit avec un pays tiers.

En un peu plus de 20 ans, la Russie a assisté à l’entrée dans l’Otan de 14 pays qui, à divers degrés, étaient tout ou partie de l’ex union soviétique pendant des décennies. Durant ces années, Moscou fut le témoin, impuissant, de l’intervention militaire décidée par les Occidentaux au Kosovo en 1999.

Par la suite, la Russie s’est graduellement extraite de sa torpeur et de ses difficultés économiques et militaires conséquentes à la chute de l’URSS. Elle entreprit de stopper, dorénavant, ce qu’elle considérait, et considère toujours, comme un impérialisme intolérable. En 2008, après l’offensive militaire du gouvernement pro-occidental de Tbilissi qui tenta, par la force, de reprendre le contrôle de territoires qui lui échappaient, elle intervient militairement en Géorgie afin de soutenir les séparatistes pro-russes d’Ossétie du Sud et d’Abkhazie.

La Russie n’accepte plus d’être rejetée aux marges du continent.
Elle s’engage de façon beaucoup plus surprenante en Ukraine avec en 2014, l’annexion de la péninsule de Crimée. Depuis ce coup de maître, très apprécié des Russes, le Kremlin a prouvé sa puissance de frappe diplomatique et militaire bien au-delà de sa propre sphère d’influence en intervenant en Syrie, en Libye, en Centrafrique et plus dernièrement au Mali.
La crise de 2014 en Ukraine est bien un sacré virage dans les relations russo-occidentales. En Occident comme en Russie, beaucoup spéculaient sur une future coopération quasiment inévitable entre l’Union européenne, en cours d’élargissement, et la Russie.
Cela est clairement révolu!

Présentement, la Russie se considère comme un élément charnière, indépendant, sur la scène internationale, elle n’est nullement destinée à rejoindre un ensemble occidental expansionniste.

Durant toutes ces décennies, la politique russe reposait sur la diplomatie. Leurs réponses ont été compliquées, systématiques et firent appel au bon sens des élites dirigeantes occidentales. Au cours d’un certain nombre d’évènements publics, la Russie a demandé l’élaboration d’une structure de défense européenne cohérente et irréductible grâce à la diplomatie et aux compromis. Quand elle prit conscience que ses tentatives jamais n’aboutiraient, la Russie adopta le rationnel de l’Occident selon lequel la sécurité européenne ne connaissait qu’un seul obstacle… Elle réfléchit désormais de la même manière: le principal objet d’inquiétude, pour la sérénité de l’Europe, se trouve au sein de l’activisme militaire des États-Unis et de l’OTAN.
Au bout d’un moment, les émotions suscitées par la phase actuelle, aiguë, de la crise s’apaiseront et les négociations reprendront inévitablement.
Mais de toute façon, ce sera un autre monde.

Dans ce dernier, la Russie éloignera la limite de sécurité de ses frontières, plus loin vers l’Occident.
L’Ukraine recevra un nouveau gouvernement et sera démilitarisée, c’est probable, elle deviendra le troisième membre de la ligue entre la Russie et la Biélorussie.
Si la menace américaine de créer un système de soutien à la clandestinité ukrainienne, avec le déploiement de camps sur le territoire des États d’Europe de l’Est commence à se concrétiser, la Russie aura en tête une réponse symétrique: une ‘énorme pression’ sur les pays d’Europe de l’Est.

Avec le temps, cette confrontation hybride devra cesser, comme elle s’est terminée auparavant entre la Russie et la Turquie, ils ont utilisé des outils d’influence similaires l’une contre l’autre. Dans le nouveau monde, la Russie ne tolérera pas les violations des droits des personnes d’identité russe, où qu’elles vivent : elle les défendra durement en permanence. L’échange de cyber-attaques deviendra monnaie courante dans un monde où un conflit militaire direct entre la Russie et l’Occident est certes très compliqué mais jamais impossible. Il deviendra un lieu relativement routinier pour démontrer les intentions et le potentiel militaires. En cas de déploiement d’armes offensives dans les pays de l’OTAN aux frontières russes, par exemple sur le territoire des États baltes ou de la Pologne, la Russie créera des contre-menaces dans des endroits inattendus en Europe et dans l’hémisphère occidental.

Le processus clé de ce nouveau monde sera la soi-disant confrontation dirigée entre la Russie et l’Occident, empêchant l’escalade spontanée vers la guerre. L’objectif des Russes reste inchangé : créer un système de défense plus juste en Europe et tenant mieux en compte les intérêts russes. Tout devrait être fondé sur des règles de comportement prudent et sur le refus de créer des menaces militaires mutuelles.
L’interdépendance entre la Russie et les pays de l’Occident s’affaiblira, mais elle ne se rompra pas complètement.

Les livraisons de ressources énergétiques russes en échange de technologies occidentales seront demandées.
Il n’est pas non plus possible d’exclure complètement la Russie du système financier mondial.
Cependant, les sanctions imposées par les États-Unis et l’UE accéléreront le retrait du dollar dans les règlements internationaux.

Les titres sur les premières pages des médias de l’ouest nous informent, ne l’oublions pas, selon une perception occidentale unilatérale de la crise actuelle. Les principaux personnages de la situation actuelle sont les États de l’Est. Si la Chine a choisi une ligne prudente, par rapport à ce qui se passe, elle envoie néanmoins des signaux indiquant qu’elle est l’une des parties intéressées à la création d’un nouvel ordre mondial.
La prise de positions d’autres groupes nationalistes influents montre également qu’il n’existe pas de solidarité entre eux et les pays de l’Occident, pas plus au niveau des événements auxquels nous assistons.

L’Iran, l’Azerbaïdjan, la Turquie, le Brésil et le Pakistan affirment que leurs intérêts nationaux sont très divergents de ceux de l’Occident, notamment de la sécurité ou de la défense européenne.

« Huntington, lui, ne sacrifie pas à la facilité néohégélienne revue et corrigée par la niaiserie des campus américains. Il propose de sortir d’une vision binaire faussement résolue sur le papier par une thèse multicolore, polychrome, qui rend mieux compte du réel et ne l’encage pas dans l’idéologie de l’idéalisme allemand. Sa thèse ? À l’évidence, la chute de l’Empire soviétique impose un nouveau paradigme. Les oppositions ne s’effectuent plus selon les idéologies, le capitalisme contre le marxisme par exemple, mais selon les religions, les spiritualités, les cultures, les civilisations. Ce ne sont plus des nations qui s’opposent mais des civilisations. Ces lignes de forces civilisationnelles seront des lignes de fracture, donc des lignes de conflits qui opposeront désormais des blocs spirituels. » (Michel Onfray dans le Point 31/7/21).

Rony Akrich pour Ashdodcafe.com